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C’est un bel exemple d’enquête
sur la construction sociale du genre. Depuis des temps
immémoriaux et jusqu’à nos jours, les femmes sont exclues de
certaines activités comme la chasse ou la guerre, la pêche,
la métallurgie et même la vigne, alors que d’autres leur
sont pour ainsi dire réservées, comme la cueillette, le
tissage ou la cuisine. Une telle constance et surtout le
caractère presque universel de cette répartition des tâches
sont frappants. Si l’archéologie ne peut nous renseigner sur
cette division du travail, l’ethnologie des peuples
traditionnels qui ont conservé partout dans le monde le mode
de vie des chasseurs-cueilleurs peut confirmer l’étonnante
permanence de cet état de fait. Certains anthropologues ont
tenté des explications, comme « la séparation des matières
premières » : le dur – métal, bois ou pierre – étant réservé
au hommes, le tendre ou le flexible, aux femmes. D’autres
ont lié cette répartition à la notion de mobilité : les
femmes, entravées par le soin des enfants, ne pourraient
parcourir les longues distances que supposent la traque du
gibier, mais partout dans le monde, chez les Indiens
d’Amérique, les Aborigènes d’Australie ou chez les Pygmées,
elles prennent part aux chasses collectives à titre de
rabatteurs, ce qui entraîne de longs déplacements, et jamais
comme chasseurs embusqués et armés, lesquels sont
parfaitement statiques. Même l’activité de cueillette dont
elles ont traditionnellement la charge peut les amener à
couvrir de grandes distances, ce qu’elles font souvent la
marmaille accrochée à leurs basques. Comme le montre
l’anthropologue, les explications naturalistes ne tiennent
pas. Dans la métallurgie, métier d’homme par excellence,
c’est souvent la force qui est invoquée mais les
bas-fourneaux utilisés en Afrique ou en Asie sont des
constructions modestes, d’ailleurs souvent élevées par les
femmes, et le travail du métal au marteau sur l’enclume
est-il vraiment au-dessus des forces de femmes qui peuvent
piler des heures durant le mil ou le riz en soulevant des
pilons de bois aussi grands qu’elles ?
Pour Alain Testard la véritable explication de cette
division sexuelle du travail est ailleurs et s’agissant de
sociétés humaines elles est à rechercher du côté du
symbolique. La nature n’impose que des limites, c’est dans
le domaine du social qu’apparaissent les interdits. Pour la
chasse, c’est l’usage des armes qui semble être le critère
décisif, et plus précisément de celles qui répandent le
sang. Dans la chasse d’approche, comme chez les Inuit, un
gourdin suffit pour abattre le phoque qui dort sur le rivage
et les femmes le font souvent. Par contre la chasse au
harpon est proscrite pour elles. Elles peuvent même, comme
chez les Aïnous de l’Extrême-Orient russe ou du Japon,
chasser le gros gibier mais elles le font à l’aide de cordes
et de chiens, et ailleurs tout ce qui est filet, rets ou
bâton à fouir – outil typiquement féminin pour déterrer les
racines et les tubercules – leur est autorisé. C’est donc le
sang versé qui justifie le tabou, une prohibition
universelle et durable liée à la croyance au pouvoir
maléfique du sang menstruel. Chez les anciens Grecs, les
seuls à avoir imaginé une divinité féminine pour la chasse,
Artémis – Diane pour les Romains – est notoirement vierge,
elle est entourée exclusivement de femmes, défendant
farouchement sa virginité et ignorant le sang de
l’enfantement que les anciens, curieusement, assimilaient à
celui des règles.
L’agriculture illustre également cette division sexuelle du
travail, malgré la grande diversité des cultures et des
techniques. Là aussi une constante répartit les instruments
et les activités. Pour labourer, la houe peut être maniée
par les femmes, la bêche toujours par les hommes, tout comme
l’araire et la charrue. Et d’une manière générale, c’est la
femme qui sème, une symbolique qui nous est restée dans
l’image nationale de la semeuse. L’ensemble des cas de
figure étudiés dans cette passionnante enquête d’Alain
Testard renvoie donc à l’analogie symbolique avec les
fonctions et les particularités du corps féminin. Au point
qu’à rebours de toutes ces règles, pour favoriser la
fécondité de la terre et en forme de rituel propitiatoire,
de nombreux témoignages, en Estonie ou en Inde, évoquent des
femmes labourant entièrement nues.
Jacques Munier
Article de MEDIAPART
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