La
première partie (quatre premiers chapitres) constitue
une étude systématique de ce que l'on appelle couramment en
archéologie des "morts d'accompagnement", c'est-à-dire des
hommes et des femmes qui ont été mis (intentionnellement) à
mort à l'occasion du décès d'un personnage, généralement un
personnage d'une certaine importance sociale.
L'étude est conduite en utilisant tous les documents
disponibles, archéologiques, ethnologiques ou historiques.
Le premier résultat est qu'il s'agit d'une pratique sociale
extrêmement répandue dans le monde, courante en Asie, des
Scythes aux Turco-Mongols et en Chine antique, en Afrique
noire jusqu'à la veille de la colonisation, dans les deux
Amériques dans un contexte précolombien ou ethnologique.
Cette pratique de l'accompagnement a été caractérisée par
l'ensemble des sciences sociales comme un "sacrifice". C'est
là un complet contresens : le sacrifice consiste en une
offrande à des dieux ou à des esprits par le sacrifiant qui
se dépouille en leur faveur de la chose ou de l'être offert
; dans l'accompagnement, le personnage qui a ordonné la mort
des ses suivants, de ses esclaves ou de ses concubines
entend au contraire les garder à son service après son
décès. La notion d'offrande en est absente. D'ailleurs,
aucun des documents émanant des peuples qui ont cette
pratique (écrits de Chine ou, beaucoup plus rares, de
Mésopotamie ; descriptions ethnographiques) ne décrivent
l'accompagnement comme une pratique qui serait
fondamentalement religieuse. La mise à l'écart de
l'interprétation sacrificielle ouvre la voie à une
interprétation d'une nature toute différente, une
interprétation sociale, ce qui définit la ligne
directrice de la problématique de l'ouvrage.
D'abord, parce que l'accompagnement a été trop souvent vu
seulement comme une sorte de petit rituel, certes cruel,
mais finalement sans importance (sans implication pour la
société) et explicable uniquement par des croyances étranges
et barbares.
Ensuite, parce que cette pratique a longtemps été tenue pour
un rituel de cour, un marqueur de la royauté. Les données
qui réfutent cette opinion sont massives :
l'accompagnement est aussi le fait de très nombreuses
sociétés qui ne connaissent aucune forme d'organisation
étatique et ignorent complètement l'institution de la
royauté, comme les sociétés lignagères africaines ou les
sociétés de la Côte nord-ouest américaine (complètement à
l'écart des "grandes" civilisations précolombiennes). [La
discussion de ces données est conduite de façon que des
notions telles que "sociétés lignagères", courantes en
anthropologie sociale mais peu connues du grand public,
soient présentées dans leurs grandes lignes].
D'un
autre côté, la pratique de l'accompagnement est notoirement
absente de grands États que l'on aimerait dire "consolidés",
tout au moins largement bureaucratisés, comme la Chine à
partir de l'unification impériale, la Mésopotamie ou
l'Egypte dès une très haute époque.
Le
but général de cette première partie est d'établir les faits
(qui ne sont pas toujours évidents), de relever les
motivations alléguées et le contexte social de cette
pratique de l'accompagnement funéraire ; il est aussi de
tenter d'en définir les contours à la fois géographiques et
chronologiques.
Elle
s'achève par une discussion très technique de certains faits
archéologiques jusqu'à présents énigmatiques, en particulier
à l'époque du paléolithique supérieur, pour lesquels l'idée
de "sacrifice" ou d'accompagnement a été évoquée.
Argumentant de certaines différences dans les matériaux
archéologiques eux-mêmes et de certaines données
ethnologiques ou historiques peu connues, l'étude conclut à
l'absence très probable de tout accompagnement pour cette
période préhistorique.
La
deuxième partie (chapitre 5 et 6) est dédiée
entièrement à l'exploration des implications sociales du
phénomène de l'accompagnement funéraire.
Elle
s'appuie naturellement sur tous les matériaux dont il a été
fait état dans la première partie et qui montrent que les
catégories sociales parmi lesquelles se recrutent les morts
d'accompagnement sont bien diverses : esclaves, suivants de
toute nature, serviteurs royaux, épouses, amis ou amants,
etc.
Néanmoins, il est possible de définir un profil type du mort
d'accompagnement. De définir, en d'autres termes, les quatre
caractéristiques majeures de l'accompagnant funéraire.
Premièrement, c'est un dépendant en quelque sorte, car rien
ne marque mieux la dépendance par rapport à quelqu'un que le
fait que l'on ne puisse lui survivre.
Mais, deuxièmement, c'est aussi, très généralement, un
fidèle, quelqu'un qui se tue sur la tombe de son maître pour
témoigner de son extrême fidélité. Les données qui montrent
l'ampleur des suicides d'accompagnement ne manquent pas, et
pas seulement les veuves indiennes dans la coutume de la
satī ou les samouraïs qui font junshi pour
accompagner leur maître.
A
priori, ces deux caractéristiques (fidélité et dépendance)
pourraient paraître contradictoires. Elles ne le sont pas.
L'auteur s'appuie sur la connaissance qu'il a de l'esclavage
prémoderne (sujet sur lequel il vient de publier un ouvrage)
pour montrer que, dans des sociétés aussi diverses que les
Amérindiens de la Côte nord-ouest ou l'Arabie du début du XXe siècle,
ce sont parmi les esclaves que sont censés se recruter les
plus fiables des serviteurs.
La
troisième caractéristique de l'accompagnant funéraire est
d'être lié à titre personnel à celui qu'il
accompagne. Pour expliquer cette notion de "lien personnel"
telle que l'utilise l'auteur, il oppose fidélité à un
principe et fidélité à une personne, hiérarchie de fonction
et hiérarchie de personnes, etc. L'usage qui en est fait
n'est pas très éloigné de celui que faisait Marc Bloch dans
sa Société féodale lorsqu'il la voyait comme pétrie
de relations de dépendance personnelle.
Cette troisième caractéristique est sans doute la plus
importante. La thèse générale de l'ouvrage est que la
pratique de l'accompagnement funéraire témoigne de
l'existence de relations de fidélité personnelle au sein
d'une société. L'importance de cette pratique témoigne
de l'importance de ces relations.
Elle
comporte deux volets. Le premier est critique par rapport à
l'anthropologie sociale traditionnelle qui a manifesté un
intérêt excessif pour les relations de parenté et a négligé
d'étudier tout autre lien social dont plusieurs travaux
montrent aujourd'hui l'importance dans maints domaines de la
vie sociale, qu'ils soient relatifs à l'échange ou au
pouvoir : il s'agit en particulier de liens établis à titre
personnel en dehors de la parenté. Le seconde volet est
archéologique : il existe un biais systématique en
archéologie qui la conduit à sous-estimer l'importance du
phénomène de l'accompagnement parce tous les morts
d'accompagnement (ce qu'a montré la revue de la première
partie) ne sont pas forcément déposés dans la tombe de celui
qu'ils accompagnent : les esclaves en Côte nord-ouest sont
jetés à la mer, une partie seulement de ceux tués en Afrique
sont dans la tombe (les autres sont jetés en forêt), etc.,
sans parler de tous ceux qui sont incinérés en même temps
que le maître (cas qui n'est archéologiquement détectable
que dans des conditions très particulières).
La
quatrième caractéristique de l'accompagnant funéraire est
qu'il est favorable au despotisme : le fait qu'un homme ait
à sa disposition d'autres hommes prêts à tout pour lui,
fidèles jusqu'à mourir pour sa personne, lui confère de
toute évidence un pouvoir certain.
Ce
thème fait la transition avec la troisième partie.
La
troisième partie développe la thèse selon laquelle
l'Etat a pu naître comme la création d'un homme qui s'appuie
sur ses fidèles personnels pour s'assurer le pouvoir.
Le
chapitre 7 définit en termes très classiques l'Etat, au sens
de Max Weber et des anthropologues qui s'accordent en
général sur cette notion. Il procède à un examen critique
des théories de l'origine de l'Etat et définit quelques
positions de principe sur le rôle de la religion, de
l'économie, etc. dans cette affaire.
Le
chapitre 8 est un chapitre de sociologie politique sur les
Etats traditionnels (à pouvoir fort et à bureaucratie
faiblement développée). Il montre sur quelques exemples
ethnographiques ou historiques bien documentés comment le
prince s'appuie sur certaines catégories de fidèles
personnels dans l'exercice de son pouvoir. Ce chapitre ne
fait que généraliser ce qui a été bien montré dans maintes
ethnographies ou études d'histoire orientaliste.
Le
chapitre 9 présente l'argument central : si le pouvoir
étatique ne tient que de celui qui vient des relations de
fidélités personnelles à l'égard du prince, pourquoi ces
fidélités ne seraient-elles pas elles-mêmes à l'origine de
l'Etat ?
Il
examine aussi les autres arguments, géographiques,
chronologiques, etc., un des principaux restant que la
pratique de l'accompagnement, et donc les fidélités
personnelles, sont déjà présentes dans les sociétés
non-étatiques : elles précèdent l'Etat et n'en sont pas,
comme on l'a pensé, une conséquence ou une manifestation.
Elles sont une cause possible, une cause suffisante.
L'épilogue
situe les phénomènes étudiés dans une vue évolutive
d'ensemble des sociétés.
|