livres

 
 

 

2004

 

La servitude volontaire (2 vols.) :

   I. Les morts d’accompagnement ;

   II. L’origine de l’Etat. Paris : Errance

 

Paris : Errance, 264 p. et 140 p.

 

 

La première partie (quatre premiers chapitres) constitue une étude systématique de ce que l'on appelle couramment en archéologie des "morts d'accompagnement", c'est-à-dire des hommes et des femmes qui ont été mis (intentionnellement) à mort à l'occasion du décès d'un personnage, généralement un personnage d'une certaine importance sociale.

L'étude est conduite en utilisant tous les documents disponibles, archéologiques, ethnologiques ou historiques. Le premier résultat est qu'il s'agit d'une pratique sociale extrêmement répandue dans le monde, courante en Asie, des Scythes aux Turco-Mongols et en Chine antique, en Afrique noire jusqu'à la veille de la colonisation, dans les deux Amériques dans un contexte précolombien ou ethnologique.

Cette pratique de l'accompagnement a été caractérisée par l'ensemble des sciences sociales comme un "sacrifice". C'est là un complet contresens : le sacrifice consiste en une offrande à des dieux ou à des esprits par le sacrifiant qui se dépouille en leur faveur de la chose ou de l'être offert ; dans l'accompagnement, le personnage qui a ordonné la mort des ses suivants, de ses esclaves ou de ses concubines entend au contraire les garder à son service après son décès. La notion d'offrande en est absente. D'ailleurs, aucun des documents émanant des peuples qui ont cette pratique (écrits de Chine ou, beaucoup plus rares, de Mésopotamie ; descriptions ethnographiques) ne décrivent l'accompagnement comme une pratique qui serait fondamentalement religieuse. La mise à l'écart de l'interprétation sacrificielle ouvre la voie à une interprétation d'une nature toute différente, une interprétation sociale, ce qui définit la ligne directrice de la problématique de l'ouvrage.

D'abord, parce que l'accompagnement a été trop souvent vu seulement comme une sorte de petit rituel, certes cruel, mais finalement sans importance (sans implication pour la société) et explicable uniquement par des croyances étranges et barbares.

Ensuite, parce que cette pratique a longtemps été tenue pour un rituel de cour, un marqueur de la royauté. Les données qui réfutent cette opinion sont massives : l'accompagnement est aussi le fait de très nombreuses sociétés qui ne connaissent aucune forme d'organisation étatique et ignorent complètement l'institution de la royauté, comme les sociétés lignagères africaines ou les sociétés de la Côte nord-ouest américaine (complètement à l'écart des "grandes" civilisations précolombiennes). [La discussion de ces données est conduite de façon que des notions telles que "sociétés lignagères", courantes en anthropologie sociale mais peu connues du grand public, soient présentées dans leurs grandes lignes].

D'un autre côté, la pratique de l'accompagnement est notoirement absente de grands États que l'on aimerait dire "consolidés", tout au moins largement bureaucratisés, comme la Chine à partir de l'unification impériale, la Mésopotamie ou l'Egypte dès une très haute époque.

Le but général de cette première partie est d'établir les faits (qui ne sont pas toujours évidents), de relever les motivations alléguées et le contexte social de cette pratique de l'accompagnement funéraire ; il est aussi de tenter d'en définir les contours à la fois géographiques et chronologiques.

Elle s'achève par une discussion très technique de certains faits archéologiques jusqu'à présents énigmatiques, en particulier à l'époque du paléolithique supérieur, pour lesquels l'idée de "sacrifice" ou d'accompagnement a été évoquée. Argumentant de certaines différences dans les matériaux archéologiques eux-mêmes et de certaines données ethnologiques ou historiques peu connues, l'étude conclut à l'absence très probable de tout accompagnement pour cette période préhistorique.

La deuxième partie (chapitre 5 et 6) est dédiée entièrement à l'exploration des implications sociales du phénomène de l'accompagnement funéraire.

Elle s'appuie naturellement sur tous les matériaux dont il a été fait état dans la première partie et qui montrent que les catégories sociales parmi lesquelles se recrutent les morts d'accompagnement sont bien diverses : esclaves, suivants de toute nature, serviteurs royaux, épouses, amis ou amants, etc.

Néanmoins, il est possible de définir un profil type du mort d'accompagnement. De définir, en d'autres termes, les quatre caractéristiques majeures de l'accompagnant funéraire.

Premièrement, c'est un dépendant en quelque sorte, car rien ne marque mieux la dépendance par rapport à quelqu'un que le fait que l'on ne puisse lui survivre.

Mais, deuxièmement, c'est aussi, très généralement, un fidèle, quelqu'un qui se tue sur la tombe de son maître pour témoigner de son extrême fidélité. Les données qui montrent l'ampleur des suicides d'accompagnement ne manquent pas, et pas seulement les veuves indiennes dans la coutume de la satī ou les samouraïs qui font junshi pour accompagner leur maître.

A priori, ces deux caractéristiques (fidélité et dépendance) pourraient paraître contradictoires. Elles ne le sont pas. L'auteur s'appuie sur la connaissance qu'il a de l'esclavage prémoderne (sujet sur lequel il vient de publier un ouvrage) pour montrer que, dans des sociétés aussi diverses que les Amérindiens de la Côte nord-ouest ou l'Arabie du début du XXe siècle, ce sont parmi les esclaves que sont censés se recruter les plus fiables des serviteurs.

La troisième caractéristique de l'accompagnant funéraire est d'être lié à titre personnel à celui qu'il accompagne. Pour expliquer cette notion de "lien personnel" telle que l'utilise l'auteur, il oppose fidélité à un principe et fidélité à une personne, hiérarchie de fonction et hiérarchie de personnes, etc. L'usage qui en est fait n'est pas très éloigné de celui que faisait Marc Bloch dans sa Société féodale lorsqu'il la voyait comme pétrie de relations de dépendance personnelle.

Cette troisième caractéristique est sans doute la plus importante. La thèse générale de l'ouvrage est que la pratique de l'accompagnement funéraire témoigne de l'existence de relations de fidélité personnelle au sein d'une société. L'importance de cette pratique témoigne de l'importance de ces relations.

Elle comporte deux volets. Le premier est critique par rapport à l'anthropologie sociale traditionnelle qui a manifesté un intérêt excessif pour les relations de parenté et a négligé d'étudier tout autre lien social dont plusieurs travaux montrent aujourd'hui l'importance dans maints domaines de la vie sociale, qu'ils soient relatifs à l'échange ou au pouvoir : il s'agit en particulier de liens établis à titre personnel en dehors de la parenté. Le seconde volet est archéologique : il existe un biais systématique en archéologie qui la conduit à sous-estimer l'importance du phénomène de l'accompagnement parce tous les morts d'accompagnement (ce qu'a montré la revue de la première partie) ne sont pas forcément déposés dans la tombe de celui qu'ils accompagnent : les esclaves en Côte nord-ouest sont jetés à la mer, une partie seulement de ceux tués en Afrique sont dans la tombe (les autres sont jetés en forêt), etc., sans parler de tous ceux qui sont incinérés en même temps que le maître (cas qui n'est archéologiquement détectable que dans des conditions très particulières).

La quatrième caractéristique de l'accompagnant funéraire est qu'il est favorable au despotisme : le fait qu'un homme ait à sa disposition d'autres hommes prêts à tout pour lui, fidèles jusqu'à mourir pour sa personne, lui confère de toute évidence un pouvoir certain.

Ce thème fait la transition avec la troisième partie.

La troisième partie développe la thèse selon laquelle l'Etat a pu naître comme la création d'un homme qui s'appuie sur ses fidèles personnels pour s'assurer le pouvoir.

Le chapitre 7 définit en termes très classiques l'Etat, au sens de Max Weber et des anthropologues qui s'accordent en général sur cette notion. Il procède à un examen critique des théories de l'origine de l'Etat et définit quelques positions de principe sur le rôle de la religion, de l'économie, etc. dans cette affaire.

Le chapitre 8 est un chapitre de sociologie politique sur les Etats traditionnels (à pouvoir fort et à bureaucratie faiblement développée). Il montre sur quelques exemples ethnographiques ou historiques bien documentés comment le prince s'appuie sur certaines catégories de fidèles personnels dans l'exercice de son pouvoir. Ce chapitre ne fait que généraliser ce qui a été bien montré dans maintes ethnographies ou études d'histoire orientaliste.

 Le chapitre 9 présente l'argument central : si le pouvoir étatique ne tient que de celui qui vient des relations de fidélités personnelles à l'égard du prince, pourquoi ces fidélités ne seraient-elles pas elles-mêmes à l'origine de l'Etat ?

Il examine aussi les autres arguments, géographiques, chronologiques, etc., un des principaux restant que la pratique de l'accompagnement, et donc les fidélités personnelles, sont déjà présentes dans les sociétés non-étatiques : elles précèdent l'Etat et n'en sont pas, comme on l'a pensé, une conséquence ou une manifestation. Elles sont une cause possible, une cause suffisante.

L'épilogue situe les phénomènes étudiés dans une vue évolutive d'ensemble des sociétés.

 

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Textes et contenu rédactionnel : Alain Testart