Je porte
aujourd’hui un regard assez sévère sur ce premier travail.
Non que je rejette la prise de position évolutionniste,
formulée en des termes qui ne me paraissent pas avoir perdu
leur pertinence. L’argument est original. J’y compare à un
niveau panaustralien la façon dont les totems se
répartissent entre les moitiés. Constatant que d’une tribu à
l’autre ces classifications sont toujours plus semblables
entre elles tant lorsqu’elles sont prises au sein d’aires à
moitiés matrilinéaires que lorsqu’elles le sont dans les
aires à moitiés patrilinéaires, j’en propose l’explication
suivante. Si l’on suppose que les tribus voisines (cultures
semblables, langues semblables) sont issues d’une même
proto-tribu, on comprend que tout en se diversifiant elles
restent semblables (hypothèse classique des raisonnements
phylogénétiques) ; au contraire, pourexpliquer la dissemblance des classifications
patrilinéaires, on suppose que le trait patrilinéaire a eu
un effet de bouleversement. En d’autres termes, tout
s’explique si les tribus étaient matrilinéaires à
l’origine, réaffirmation au moyen de données nouvelles de la
vieille thèse de l’antériorité de la matrilinéarité sur la
patrilinéarité. Ce raisonnement souffre un certain nombre de
critiques :
1° Il aurait
fallu procéder à la critique des sources. Les listes
recueillies par les premiers ethnologues (dont Howitt,
observateur infatigable) sont souvent tellement semblables
quand il s’agit de tribus matrilinéaires qu’on a
l’impression que ceux qui les ont recueillies avaient en
tête une sorte de modèle commun qui a pu s’imposer à leurs
observations sans qu’ils s’en aperçoivent. L’idée, dominante
à l’époque (fin XIXe siècle), que toutes ces
tribus (primitives s’il en était) auraient dû être
matrilinéaires est de nature à expliquer la différence de
traitement entre les tribus matrilinéaires et les
patrilinéaires. Il n’est donc pas du tout certain qu’il n’y
ait pas un biais dans les données.
2° Une mode
nouvelle, une religion nouvelle, peuvent s’imposer avec
force et provoquer une homogénéité des coutumes ou des
croyances au moins dans un certain domaine. Le raisonnement
que je fais peut donc être retourné comme un gant.
3° Dans les
sociétés aborigènes australiennes, surtout envisagées dans
leurs rapports aux moitiés, patrilinéarité et matrilinéarité
ne sont que des aspects relativement sans pertinence par
rapport aux grandes structures sociales (même division en
classes ou en moitiés, mêmes situation des femmes, religions
globalement identiques). Ce sont des solutions alternatives
équivalentes (même la position des femmes ne change pas
selon que les sociétés sont matri- ou patri-linaires). Donc,
même si l’on pouvait montrer qu’il a existé à une certaine
époque un mouvement de remplacement du matrilinéaire par le
patrilinéaire, on ne montrerait certainement rien de
fondamental, peut-être juste un changement de mode. Il est
plus simple de penser que les deux options ont coexisté
depuis toujours, chaque culture mettant l’accent plutôt sur
un aspect ou un autre.
4° Toute la
dernière partie qui tente de mettre en rapport ces
classifications totémiques avec la mythologie reste le fait
du débutant que j’étais, encore insuffisamment au fait des
complexités des mythologies australiennes.
|