Ce livre
constitue une remise en question systématique de la
pertinence de la vieille et très classique opposition entre
chasseurs-cueilleurs et agriculteurs (ou horticulteurs). Par
« chasseurs-cueilleurs », on entend des peuples qui ne
pratiquaient au moment de la colonisation aucune forme
d’agriculture ni d’élevage (Aborigènes australiens, San,
Amérindiens de l’arctique et du subarctique, Pygmées, etc.).
L’opposition était considérée comme valide tant en
anthropologie sociale (surtout américaine) qu’en archéologie
préhistorique, avec la notion de « révolution néolithique »
avancée jadis par Gordon Childe, transformation radicale des
structures économiques et sociales qui marquerait le passage
entre une économie de chasse-cueillette et une autre fondée
sur la domestication des plantes et des végétaux. Selon ces
idées, seuls les agriculteurs auraient eu la possibilité 1°
d’être sédentaires, 2° de produire des quantités
alimentaires suffisantes pour avoir un niveau de population
élevé et 3° de développer des inégalités économiques. Les
chasseurs-cueilleurs seraient condamnés à rester de
« pauvres » chasseurs-cueilleurs, à populations clairsemées
et, par force, égalitaires.
Procédant à une
revue systématique des connaissances sur les
chasseurs-cueilleurs, le livre commence par recenser les
cas considérés jusqu’ici comme « exceptionnels » – et
écartés des théories courantes pour cette raison :
sédentarité qui implique la vie en village ; densité
démographique élevée (souvent plus que chez les agriculteurs
voisins) ; hiérarchies importantes, y compris l’esclavage et
la différenciation en strates telles que nobles et
roturiers. Ce sont typiquement les Amérindiens de la Côte
Pacifique, ceux de Californie et les peuples du Sud-est de
la Sibérie. Ajoutés à quelques autres cas moins connus, ces
chasseurs-cueilleurs qui ne se conforment pas à la théorie
constituent une bonne moitié des chasseurs-cueilleurs connus
en ethnologie. Quelques cas archéologiques sont tout aussi
énigmatiques (Natoufien, Jomon). Ces peuples, tout en
n’exploitant que des ressources sauvages (non domestiquées),
comme les saumons, les glands, etc., les récoltent en masse
pendant la saison de leur abondance, et les préservent en
une quantité telle qu’elle suffise à assurer l’alimentation
pendant le reste de l’année. Ces chasseurs-cueilleurs vivent
ainsi sur leurs stocks alimentaires, tout comme les
cultivateurs de céréales sur les grains conservés dans leurs
greniers ou leurs silos. C’est ce stockage important qui
permet la sédentarité, la grande densité démographique (en
supprimant le goulot d’étranglement constitué par la saison
de pénurie), et permet de comprendre le développement des
inégalités (les subsistances conservées peuvent être
manipulées, accaparées, etc.).
Ce constat
conduit à remplacer l’opposition domestique/sauvage par
stockage/non stockage. Une grande partie du livre vise à
préciser les conditions écologiques dans lesquelles peut se
mettre en place, sur une base de chasse-cueillette une
telle « structure techno-économique » fondée sur ces deux
techniques : récolte en masse d’une ressource saisonnière
mais abondante, conservation de cette ressource. L’analogie
avec les céréaliculteurs est encore plus flagrante lorsque
l’on dispose de photographies ou d’aquarelles – toujours
rares – où l’on voit ces chasseurs-cueilleurs oubliés par la
théorie construire des greniers analogues à ceux du monde
agricole.
Greniers chez les Aïnous,
île de Sakhaline, permettant de garder au sec dans un climat
particulièrement humide et hors d’atteinte des animaux –
d’où les petits morceaux de bois en forme de toit au sommet
de chaque piloti pour empêcher les rongeurs de monter (Illustration
of Ezo [nom courant des Aïnous] livehood, recueil
de peintures ethnographiques du XIXe siècle par
le Japonais Shimanojo Murakami).
Village chez les Wintu
(Californie) où l’on voit les hommes assis sur les maisons
semi-enterrées (type d’habitat courant dans tout
l’hémisphère nord) et des grandes structures cylindriques en
clayonnage où l’on stocke les glands, nourriture de base
dans toute la région (dessin de Henry B. Brown, XIXe
siècle).
Au niveau
synchronique (anthropologie), il est clair que l’opposition
classique chasseurs-cueilleurs/cultivateurs doit être
remplacée par une autre plus générale qui oppose les
économies selon qu’elles reposent ou non sur un stockage à
grande échelle d’une ressource alimentaire fondamentale et
de nature saisonnière. Au niveau diachronique, les
implications évolutionnistes de ce remaniement sont tout
aussi claires. On ne peut en aucun cas s’en tenir à une
conception unilinéaire de l’évolution (selon laquelle toutes
les sociétés passeraient par les mêmes stades). On doit
plutôt imaginer une évolution divergente qui aboutit, selon
des lignes évolutives différentes, à des
chasseurs-cueilleurs stockeurs qui restent tels jusqu’au XIXe
siècle (comme les Aïnous ou les populations de la Côte
nord-ouest américaine), d’autres qui, après être passés par
ce stade de chasseurs-cueilleurs sédentaires-stockeurs,
deviennent progressivement cultivateurs (comme les
Natoufiens et les peuples du Jomon), d’autres enfin qui
n’ont jamais connu de phase de chasse-cueillette sédentaire
stockeuse mais sont passés directement au mode de vie
agraire.
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