livres

 
 

 

1982

 

Les chasseurs-cueilleurs ou l'origine des inégalités

 

Paris : Société d'Ethnographie (Université Paris X-Nanterre), 254 p.

 

Epuisé, traductions japonaise et coréenne

 

Réédition en mai 2022 - voir sur ce site

Ce livre constitue une remise en question systématique de la pertinence de la vieille et très classique opposition entre chasseurs-cueilleurs et agriculteurs (ou horticulteurs). Par « chasseurs-cueilleurs », on entend des peuples qui ne pratiquaient au moment de la colonisation aucune forme d’agriculture ni d’élevage (Aborigènes australiens, San, Amérindiens de l’arctique et du subarctique, Pygmées, etc.). L’opposition était considérée comme valide tant en anthropologie sociale (surtout américaine) qu’en archéologie préhistorique, avec la notion de « révolution néolithique » avancée jadis par Gordon Childe, transformation radicale des structures économiques et sociales qui marquerait le passage entre une économie de chasse-cueillette et une autre fondée sur la domestication des plantes et des végétaux. Selon ces idées, seuls les agriculteurs auraient eu la possibilité 1° d’être sédentaires, 2° de produire des quantités alimentaires suffisantes pour avoir un niveau de population élevé et 3° de développer des inégalités économiques. Les chasseurs-cueilleurs seraient condamnés à rester de « pauvres » chasseurs-cueilleurs, à populations clairsemées et, par force, égalitaires.

Procédant à une revue systématique des connaissances sur les chasseurs-cueilleurs, le livre  commence par recenser les cas considérés jusqu’ici comme « exceptionnels » – et écartés des théories courantes pour cette raison : sédentarité qui implique la vie en village ; densité démographique élevée (souvent plus que chez les agriculteurs voisins) ; hiérarchies importantes, y compris l’esclavage et la différenciation en strates telles que nobles et roturiers. Ce sont typiquement les Amérindiens de la Côte Pacifique, ceux de Californie et les peuples du Sud-est de la Sibérie. Ajoutés à quelques autres cas moins connus, ces chasseurs-cueilleurs qui ne se conforment pas à la théorie constituent une bonne moitié des chasseurs-cueilleurs connus en ethnologie. Quelques cas archéologiques sont tout aussi énigmatiques (Natoufien, Jomon). Ces peuples, tout en n’exploitant que des ressources sauvages (non domestiquées), comme les saumons, les glands, etc., les récoltent en masse pendant la saison de leur abondance, et les préservent en une quantité telle qu’elle suffise à assurer l’alimentation pendant le reste de l’année. Ces chasseurs-cueilleurs vivent ainsi sur leurs stocks alimentaires, tout comme les cultivateurs de céréales sur les grains conservés dans leurs greniers ou leurs silos. C’est ce stockage important qui permet la sédentarité, la grande densité démographique (en supprimant le goulot d’étranglement constitué par la saison de pénurie), et permet de comprendre le développement des inégalités (les subsistances conservées peuvent être manipulées, accaparées, etc.).

Ce constat conduit à remplacer l’opposition domestique/sauvage par stockage/non stockage. Une grande partie du livre vise à préciser les conditions écologiques dans lesquelles peut se mettre en place, sur une base de chasse-cueillette une telle  « structure techno-économique » fondée sur ces deux techniques : récolte en masse d’une ressource saisonnière mais abondante, conservation de cette ressource. L’analogie avec les céréaliculteurs est encore plus flagrante lorsque l’on dispose de photographies ou d’aquarelles – toujours rares – où l’on voit ces chasseurs-cueilleurs oubliés par la théorie construire des greniers analogues à ceux du monde agricole.

 

Greniers chez les Aïnous, île de Sakhaline, permettant de garder au sec dans un climat particulièrement humide et hors d’atteinte des animaux – d’où les petits morceaux de bois en forme de toit au sommet de chaque piloti pour empêcher les rongeurs de monter (Illustration of Ezo [nom courant des Aïnous] livehood, recueil de peintures ethnographiques du XIXe siècle par le Japonais Shimanojo Murakami).

Village chez les Wintu (Californie) où l’on voit les hommes assis sur les maisons semi-enterrées (type d’habitat courant dans tout l’hémisphère nord) et des grandes structures cylindriques en clayonnage où l’on stocke les glands, nourriture de base dans toute la région (dessin de Henry B. Brown, XIXe siècle).

 

Au niveau synchronique (anthropologie), il est clair que l’opposition classique chasseurs-cueilleurs/cultivateurs doit être remplacée par une autre plus générale qui oppose les économies selon qu’elles reposent ou non sur un stockage à grande échelle d’une ressource alimentaire fondamentale et de nature saisonnière. Au niveau diachronique, les implications évolutionnistes de ce remaniement sont tout aussi claires. On ne peut en aucun cas s’en tenir à une conception unilinéaire de l’évolution (selon laquelle toutes les sociétés passeraient par les mêmes stades). On doit plutôt imaginer une évolution divergente qui aboutit, selon des lignes évolutives différentes, à des chasseurs-cueilleurs stockeurs qui restent tels jusqu’au XIXe siècle (comme les Aïnous ou les populations de la Côte nord-ouest américaine), d’autres qui, après être passés par ce stade de chasseurs-cueilleurs sédentaires-stockeurs, deviennent progressivement cultivateurs (comme les Natoufiens et les peuples du Jomon), d’autres enfin qui n’ont jamais connu de phase de chasse-cueillette sédentaire stockeuse mais sont passés directement au mode de vie agraire.

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Textes et contenu rédactionnel : Alain Testart