Ce livre très
ambitieux devait être complété par un second volume (II :
Structure et histoire) qui n’a jamais été écrit. Il reste
néanmoins à mes yeux un des plus importants de ceux que j’ai
écrits. Pourtant, maintes de ses thèses me semblent devoir
être aujourd’hui rejetées.
Commençons par ce
qui me paraît encore valide.
Commençant par
une longue critique de l’anthropologie marxiste (très à la
mode en anthropologie au moment de sa rédaction), je
soutiens que la notion de mode de production élaborée par
Marx est centrée sur la notion d’extorsion de surtravail,
très exactement sur la façon spécifique dont ce
surtravail est, dans chaque mode de production, extorqué. La
conséquence est que, pour des modes de production sans
extorsion (sans exploitation du travail), la notion doit
être centrée sur la façon spécifique dont ce surtravail
n’est pas extorqué. Je rejette donc toutes les
théorisations en termes d’accès aux moyens de production (Godelier),
en termes d’avances de production d’une génération à l’autre
(Meillassoux), etc., qui me semblent passer à côté de
l’esprit même du marxisme.
Cette approche
théorique s’applique aux chasseurs-cueilleurs de la façon
suivante. Chez les San, les Inuit, etc., c’est à celui qui a
aperçu ou touché le premier le gibier que revient la prise ;
libre à lui (ou à elle, car cela peut être une femme) de
distribuer les parts entre les autres chasseurs et ses
parents. Mais c’est le travailleur (le chasseur) qui
s’approprie le résultat de son travail. Absence d’extorsion,
donc, d’une façon assez simple. Les Aborigènes australiens,
à travers quelques rares descriptions (quelques autres que
j’ai trouvées depuis vont dans le même sens), ne font pas
ainsi : le gibier abattu appartient de droit à un autre
que celui qui l’a abattu, typiquement à un beau-parent.
C’est un système tout à fait étonnant qui fait que ne
revient de droit au travailleur (le chasseur) que les plus
bas morceaux, ou même rien du tout. Le travailleur ne
s’approprie pas le résultat de son travail. Mais comme le
produit de A est approprié par B, son beau-frère (pour
simplifier, car le beau-père et la belle-mère sont aussi des
ayant-droits prioritaires), le produit de B, lorsqu’il
chassera, sera, selon la même loi, approprié par A qui
n’aura pas participé à la chasse.
Au final,
personne n’est lésé. La loi peut être stipulée ainsi : ton
propre gibier, tu ne le mangeras pas, mais celui des autres,
pas plus qu’ils ne peuvent le manger que toi le tien,
celui-là, tu pourras le manger. L’analogie avec l’exogamie
est flagrante. Dans mon article de 1988 “Some major problems
in the social anthropology of hunter-gatherers”, paru dans
Current Anthropology, je parlais d’isomorphisme. Le
sens de cette loi ne fait pas non plus mystère : personne ne
peut subsister seul (il ne peut consommer son propre gibier,
ne peut se marier avec sa propre sœur). C’est comme dirait
Lévi-Strauss, dans son interprétation de l’exogamie,
l’affirmation de la nécessité de l’échange. Je critique
cette formulation, parce qu’en réalité il n’y a pas
d’échange (on ne peut échanger que ce que l’on a), le
chasseur n’ayant jamais eu la propriété sur son gibier, ni
d’ailleurs le droit d’user sexuellement de sa sœur. C’est
plutôt qu’est instituée la nécessité d’une consommation
croisée, c’est l’affirmation de la primauté de la
collectivité. Ces interdits multiples (sur la consommation
de son gibier ou celle – la mentalité primitive assimile
souvent la consommation alimentaire à la consommation
sexuelle – de sa sœur) représentent une affirmation forte de
la primauté de la collectivité. C’est pourquoi j’ai parlé de
« communisme primitif », non pas au sens d’une appropriation
directe par la collectivité, mais parce que ce résultat est
indirectement atteint au travers des interdits croisés sur
l’autoconsommation.
Ces deux
premières thèses me paraissent correctes aujourd’hui encore,
bien que je présenterais la question de l’appropriation par
les non travailleurs autrement (ce sont les affins qui sont
en jeu dans ces lois, et non pas les moitiés comme je le dis
dans Le communisme…).
Viennent ensuite
plusieurs développements sur les forces productives. Je n’ai
rien à ajouter aux méthodes de chasse et à leur
classification. Et même fort peu de corrections sur la
question dans la préhistoire. En revanche, l’insistance sur
les aspects collectifs de la chasse australienne (la
coopération comme force productive essentielle) me paraît
grandement exagérée, sinon radicalement fausse. Le point est
clef car c’est celui au moyen duquel je prétends identifier
les structures sociales préhistoriques et celles de
l’Australie : cet argument doit être rejeté. Il est de toute
façon contradictoire avec une des idées forces du livre :
comme le mode de production est défini prioritairement par
les rapports de production (rapports d’extorsion), il est
quelque peu contradictoire de penser que, simplement en
raison d’une analogie dans les forces productives entre deux
sociétés, cela suffirait à prouver qu’elles aient les mêmes
structures sociales. C’est pourquoi cet argument ne sera pas
repris dans mon dernier livre, Avant l’histoire,
l’évolution des sociétés, de Lascaux à Carnac. Je
fonderai l’idée d’une analogie entre les structures sociales
aborigènes australiennes et celles du Paléolithique sur un
tout autre argument (la question de l’art pariétal).
Un dernier mot
sur la façon dont je traite des forces productives dans
Le communisme…. Il est totalement réducteur de n’en
considérer que les méthodes de chasse. Cette erreur sera
corrigée dans Avant l’histoire…, livre dans lequel je
considère l’ensemble des forces productives, et d’une façon
autrement complexe que dans Le communisme…, et
j’essaierai de les caractériser par quelques traits
formels, ce qui permettra une comparaison plus pertinente
entre différentes sociétés.
Le communisme
primitif constitue la tentative la plus poussée que j’ai
jamais tentée de théorisation marxiste. Il me faut donc
situer le rôle de la parenté. Pour le faire, je développe
peut-être l’idée principale du livre en avançant le concept
de « rapports sociaux fondamentaux ». Ce sont ceux qui
permettent aux rapports de production de fonctionner ; par
exemple, dans le mode de production féodal, c’est la
dépendance qui permet l’extorsion de surtravail alors que le
travailleur ne se trouve pas séparé de ses moyens de
production. En Australie, ce seront les rapports de parenté.
Cette théorisation nouvelle me permettra de sauver l’idée de
la détermination en dernière instance par l’économie (les
rapports sociaux de production). Mais celle-ci est
conditionnée par ces rapports non économiques que j’appelle
fondamentaux, rapports de dépendance personnelle dans le cas
féodal, rapports de parenté dans le cas australien. Cela
dit, croyant sauver par ce moyen le marxisme, je ne vois pas
à cette époque que je suis en train de développer quelque
chose de complètement différent. Car l’idée à laquelle je
suis arrivé depuis quelque temps est que ces rapports
fondamentaux suffisent à expliquer tout – ils expliquent
jusqu’à la forme de l’économie, ce que je montre dans
l’œuvre inachevée, non publiée, Principes de sociologie
générale. Montrer la force de cette réorganisation
conceptuelle excède le cadre de ce commentaire au
Communisme… Mais ces quelques lignes suffiront à faire
comprendre au lecteur la difficulté que j’ai aujourd’hui à
porter un jugement serein sur ce livre ancien.
Le chapitre sur
le rôle de la parenté dans les sociétés primitives est
insuffisamment informé des dernières recherches sur la
parenté – et doit être laissé de côté.
La seconde partie
sur l’idéologie commence par le totémisme : c’est, encore
aujourd’hui, le texte le plus achevé que j’ai rédigé sur la
question. Et ce n’est pas pour rien que je reviens sur
l’idée que, dans la forme australienne du totémisme, on ne
peut consommer ce qui vient de soi – ni son totem, ni son
gibier, ni sa sœur. Isomorphisme, évidemment, mais cette
fois entre des aspects du mode de production et
l’idéologie : c’est la première fois que l’on voit une
analogie aussi nette entre infrastructure et superstructure.
La partie sur
l’idéologie du sang doit être laissée de côté au profit d’un
livre que j’écris bientôt, Des mythes et des croyances,
et qui constitue l’exposé achevé de la question (celui du
Communisme étant encore plein de gaucheries).
Quant aux parties
conclusives, compte-tenu des nombreuses critiques que j’ai
adressées au reste du livre, il est évident qu’elles doivent
être laissées de côté.
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