Pour résumer la
division sexuelle du travail chez les chasseurs-cueilleurs,
on dit que la femme cueille (des végétaux) et que l’homme
chasse. Dans cet Essai quelques données peu connues
montrent toutefois que la femme chasse en certaines
occasions, mais toujours sans utiliser des armes qui font
couler le sang. Elles utilisent des gourdins, des filets,
etc. Les données en provenance des chasseurs-cueilleurs sont
sur ce sujet aussi précises qu’étonnantes. On est parfois en
présence d’un véritable tabou sur l’utilisation des lances,
arcs et flèches, couteaux de chasse, par les femmes. On
n’empêche pas par ailleurs chez les Aïnous les femmes de
tuer des cervidés empêtrés dans la neige profonde, ni chez
les Inuit les femmes d’abattre en été des phoques en train
de dormir au soleil sur les roches (où ils se déplacent
difficilement). Elle le font sans les armes typiques de la
chasse, sans arc, sans harpon. Elles ne font pas couler le
sang. Mais, très bientôt, au moins chez les Inuit, elles
dépèceront les bêtes, elles prépareront les peaux. Leurs
mains seront dans le sang. Tout comme dans nos sociétés
paysannes, ce sera toujours un homme qui égorgera le cochon,
mais ce seront toujours elles qui tendront dessous leurs
grandes poêles pour recueillir le sang, le cuire, et faire
le boudin. Ce n’est pas le sang en lui-même, ce n’est pas le
sang de notre biologie qu’ignorent les sociétés
traditionnelles, c’est le sang qui s’écoule ou jaillit, le
sang dans la mesure où il évoque et est souvent redouté.
Nous sommes dans la dimension symbolique.
Cette première
conclusion peut paraître bien étonnante. Mais elle l’est
moins pour un anthropologue car elle évoque immédiatement
les très nombreuses croyances, les interdits ou tabous
variés et hauts en couleur qui entourent le sang des femmes
dans presque toutes les sociétés traditionnelles, et jusque
dans la vieille Europe. En cause le sang de la parturition,
le sang de la virginité, mais surtout le sang menstruel.
Très souvent, la
femme, durant ses périodes, est confinée dans ce que l’on
appelle une « hutte menstruelle », et se voit interdire de
vaquer à ses activités ordinaires. On a déjà évoqué les
tabous sur les armes qui ne peuvent être touchées par les
femmes durant leurs périodes. Du côté des chasseurs, le
contact avec les femmes en menstruation est prohibé, tout
rapport sexuel est interdit. Par exemple, chez les Aléoutes,
population apparentée aux Inuit au sud de l’Alaska, le
chasseur qui partirait en mer chasser les loutres après un
rapport sexuel ne pourrait en attraper aucune car il serait
entouré d’une vapeur rouge invisible aux hommes mais visible
des animaux, et les loutres se joueraient de lui et
l’éclabousseraient en riant.
Nous voyons donc
que toutes ces pratiques de chasse, ces croyances et ces
interdits ensemble semblent dessiner un parallèle entre le
sang des femmes et le sang des animaux. Tout se passe
donc comme si la femme ne pouvait mettre en jeu le sang des
animaux dans la mesure où il est question, en elle, de son
propre sang. Tout se passe comme si on ne pouvait mettre
en présence un sang et un autre. Tout se passe comme si on
ne pouvait cumuler un sang et un autre.
C’est cette idée
que développe L’essai… en se limitant aux quelques
centaines de chasseurs-cueilleurs pour lesquels nous avons
de bonnes données. Sont réfutées en passant quelques
explications simples qui avaient cours en anthropologie, en
particulier que la faible mobilité des femmes (grossesses
répétées, soin aux enfants en bas âge, etc.) les auraient
empêchées de s’adonner à la chasse. Les facteurs de
croyances ont incontestablement un rôle, et un rôle clef, à
jouer pour expliquer la répartition des tâches entre les
hommes et les femmes.
Salué par la
critique féministe, L’essai… est épuisé en quelques
mois. L’article « La femme et la chasse » de 2005 (et la
vidéo-conférence sur ce même sujet) en présente les idées
principales de façon ramassée. Elles devraient bientôt être
reprises dans un livre plus général qui montrera l’étonnant
rôle de ces superstitions (comme celle relative à la
mayonnaise) jusque dans nos sociétés actuelles.
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