livres

 
 

 

1991

 

Des mythes et des croyances : Esquisse d'une théorie générale

 

Paris : Maison des Sciences de l'Homme, 441 p.

 

Comme le sous-titre l’annonce, ce livre se veut un traité général, ce que l’on verra suffisamment au fait que les exemples proviennent des Indes, de la Grèce Antique, de la     Bible, des Aborigènes australiens, des Amérindiens, etc. Il est plus difficile de dire de quoi ce livre est un traité. La faute en revient à l’anthropologie sociale qui, depuis qu’elle existe, n’a pas encore réussi à créer des termes permettant de désigner avec précision ses objets. On parle de « pensée symbolique », mais ce n’est assurément pas – ou pas toujours – une pensée consciente, et le « symbolique » qui est objet d’étude n’est assurément pas celui du névrosé, c’est un objet social. Croyance « sociale », donc, mais cette qualification ne suffit pas : nous ne prétendons pas traiter des fausses nouvelles qui viennent du front, qui sont des croyances, pas plus  que des paniques boursières, qui relèvent également de la croyance. Évoquer « l’irrationalité », selon une tradition persistante de la sociologie, ne nous servirait pas plus car les paniques boursières sont souvent irrationnelles. Il serait trop restreint de parler de croyances « religieuses ». Voici un exemple de croyance dont nous voulons traiter :

Chez les Eskimo de Cumberland Sound, une vapeur rouge, visible seulement par les esprits des animaux, est censée entourer les personnes qui saignent et celles qui ont été en contact avec de telles personnes : le chasseur doit donc éviter tout contact avec ceux qui saignent, en particulier les femmes en menstruation et les nouvelles accouchées.

Tous les éléments de la croyance sont là (la fausse information, l’invocation d’un phénomène invisible, la croyance en la perspicacité des esprits-animaux qui devinent ce que les hommes ne voient pas, la catastrophe ou la punition finale). Le point clef reste que la croyance suppose une action, mystérieuse dans son mécanisme, et différente de toute action technique aisément compréhensible parce que quotidienne : cette action suppose une force de nature différente de celles que l’on rencontre dans la vie quotidienne. Un homme cogne avec une hache sur un arbre pour l’abattre : dans toutes les cultures, ceci se comprend sans qu’il soit nécessaire de mobiliser autre chose que des rapports techniques sur la matière ; un chef de guerre enthousiasme ses troupes par une harangue bien formulée et emporte la victoire : même si, à la fin, on doit remercier les dieux qui ont donné la victoire, tout le monde comprend l’effet d’un bon discours, une des bases de l’art politique comme de l’art militaire. Mais pour comprendre qu’un chasseur ayant eu des rapports sexuels avec une femme avant de partir à la chasse n’attrape aucun gibier, il faut quelque chose de plus. Il faut supposer la croyance en une force spécifique de nature différente de celles mises normalement en œuvre dans la vie quotidienne. Cette force agit comme un symbole, car ce n’est pas le sang de la femme qui fait échouer le chasseur, le seul fait d’en parler, d’évoquer de telles choses, produit le même effet. On croyait par exemple au Moyen Age que la seule présence du meurtrier auprès du corps de sa victime suffisait à le faire saigner. Une force 1° qui agit de façon symbolique et donc souvent sans support matériel, 2° de nature différente des forces ordinaires et banales de la vie courante, 3° et à laquelle une communauté sociale croit fortement,  tel est en première approximation l’objet de notre investigation.

La première grande question est : en quelles occasions est-elle mise en œuvre ? Les exemples provenant de notre Essai sur la division sexuelle du travail permettent une première approche de la question. La femme en menstruation fait fuir le gibier. Les femmes ne mettent pas à mort le gibier en faisant couler le sang. Première question : le sang, réel ou évoqué, est-il bien l’élément pertinent dans cette affaire ? Oui, comme deux contre-exemples le montrent. Artémis (la Diane des Romains) était la déesse de la chasse ; or, elle était notoirement vierge. Jeanne d’Arc est le grand contre-exemple d’une femme guerrière et faisant couler le sang à la guerre : or, elle était, non seulement « la Pucelle », mais encore, d’après les minutes du procès, atteinte d’aménorrhée. Ce n’est pas tout. Chaque fois que nous décelons un interdit ou seulement un évitement, la femme avec la chasse, la femme avec la guerre, les prêtres catholiques avec la guerre (l’interdiction de participer à des opérations militaires date du Moyen Age), nous voyons la mise en relation de deux êtres semblables en quelque sorte – semblables dans les cas évoqués par leur proximité avec le sang, le sang du Christ dans le cas des prêtres). D’autres situations – que nous ne pouvons développer dans le cadre de cette petite introduction – mettent en jeu des êtres semblables pour s’être mis en contact avec d’autres substances. D’autres encore sont semblables par leur contact intime, sans qu’aucune substance n’intervienne, mais seulement une conception du monde où les êtres sont rangés dans des classes qui devraient être laissées séparées. Par exemple des incestueux.

Jusqu’ici, nous n’avons raisonné que sur des prohibitions ou des évitements : ne pas les observer, c’est attirer sur soi le malheur. Les mythologies (j’appelle « mythologie » l’ensemble des mythes racontés par un même peuple) permettent d’aller beaucoup plus loin. Voici un exemple type : le Soleil est amoureux de la Lune, sa sœur, il la poursuit, finit par la violer et alors la vie, qui n’existait pas encore sur la terre, apparaît ; mais en même temps apparaît la mort, associée au cycle lunaire et aux menstrues des femmes. D’une façon plus ou moins complexe, avec d’innombrables variantes, et maintes répétitions, les mythologies du monde entier se laissent décrypter selon une même formule, que j’écrirai :

une conjonction première à l’origine du monde entre deux entités primordiales semblables ou marquées par quelque similarité, engendrent deux conséquences, l’une faste, l’autre néfaste

Je dis que c’est la loi générale de la pensée symbolique sous-jacente à toutes les cosmogonies que j’ai examinées – qui vaut tant pour celles mettant en jeu des dieux que pour celles, comme en Amazonie, en Terre de Feu, en Australie, dont les dieux sont absents. En d’autres termes, cette pensée symbolique obéit à une logique propre extrêmement précise. Et ce n’est pas seulement le cas des cosmogonies. Prenons l’exemple du mythe d’Œdipe :

de la double violation que sont le parricide et l’inceste maternel (conjonction s’il en est d’êtres marqués par le même sang) découlent, d’abord une conséquence faste (la destruction du sphinx), ensuite une conséquence néfaste (les calamités qui s’abattent sur Thèbes sous le règne d’Œdipe) ; ce mythe a une suite, avec encore une fois la réaffirmation de la double conséquence : d’une part, la lutte fratricide des deux fils d’Œdipe qui débouche sur leur mort et signe l’annéantissement de la dynastie ; d’autre part, selon la prophétie, la bienveillante protection qu’Œdipe mort est censé assurer au territoire où il sera enterré[1]

De ce que développe le mythe, avec l’ambiguïté des conséquences attendues, l’interdit ne retient que la néfaste pour mettre en garde les hommes et les femmes ordinaires : si vous ne voulez pas risquer le pire, abstenez-vous de mettre en œuvre telle ou telle conjonction. Mais avec une préparation suffisante, des hommes d’exception, des chamanes, des sorciers ou des prêtres pourront au contraire la mettre en œuvre de façon intentionnelle – la protection des dieux les assurant que seule sera développée la conséquence faste.

Le livre se termine avec l’esquisse d’une théorie de l’action rituelle et du sacrifice.


 

[1]    Ce thème est le thème central de l’Œdipe à Colonne de Sophocle.

 

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Textes et contenu rédactionnel : Alain Testart