Comme le
sous-titre l’annonce, ce livre se veut un traité général, ce
que l’on verra suffisamment au fait que les exemples
proviennent des Indes, de la Grèce Antique, de la Bible,
des Aborigènes australiens, des Amérindiens, etc. Il est
plus difficile de dire de quoi ce livre est un
traité. La faute en revient à l’anthropologie sociale qui,
depuis qu’elle existe, n’a pas encore réussi à créer des
termes permettant de désigner avec précision ses objets. On
parle de « pensée symbolique », mais ce n’est assurément pas
– ou pas toujours – une pensée consciente, et le
« symbolique » qui est objet d’étude n’est assurément pas
celui du névrosé, c’est un objet social. Croyance
« sociale », donc, mais cette qualification ne suffit pas :
nous ne prétendons pas traiter des fausses nouvelles qui
viennent du front, qui sont des croyances, pas plus que des
paniques boursières, qui relèvent également de la croyance.
Évoquer « l’irrationalité », selon une tradition persistante
de la sociologie, ne nous servirait pas plus car les
paniques boursières sont souvent irrationnelles. Il serait
trop restreint de parler de croyances « religieuses ». Voici
un exemple de croyance dont nous voulons traiter :
Chez les
Eskimo de Cumberland Sound, une vapeur rouge, visible
seulement par les esprits des animaux, est censée entourer
les personnes qui saignent et celles qui ont été en contact
avec de telles personnes : le chasseur doit donc éviter tout
contact avec ceux qui saignent, en particulier les femmes en
menstruation et les nouvelles accouchées.
Tous les
éléments de la croyance sont là (la fausse information,
l’invocation d’un phénomène invisible, la croyance en la
perspicacité des esprits-animaux qui devinent ce que les
hommes ne voient pas, la catastrophe ou la punition finale).
Le point clef reste que la croyance suppose une action,
mystérieuse dans son mécanisme, et différente de toute
action technique aisément compréhensible parce que
quotidienne : cette action suppose une force de nature
différente de celles que l’on rencontre dans la vie
quotidienne. Un homme cogne avec une hache sur un arbre pour
l’abattre : dans toutes les cultures, ceci se comprend sans
qu’il soit nécessaire de mobiliser autre chose que des
rapports techniques sur la matière ; un chef de guerre
enthousiasme ses troupes par une harangue bien formulée et
emporte la victoire : même si, à la fin, on doit remercier
les dieux qui ont donné la victoire, tout le monde comprend
l’effet d’un bon discours, une des bases de l’art politique
comme de l’art militaire. Mais pour comprendre qu’un
chasseur ayant eu des rapports sexuels avec une femme avant
de partir à la chasse n’attrape aucun gibier, il faut
quelque chose de plus. Il faut supposer la croyance en une
force spécifique de nature différente de celles mises
normalement en œuvre dans la vie quotidienne. Cette force
agit comme un symbole, car ce n’est pas le sang de la femme
qui fait échouer le chasseur, le seul fait d’en parler,
d’évoquer de telles choses, produit le même effet. On
croyait par exemple au Moyen Age que la seule présence du
meurtrier auprès du corps de sa victime suffisait à le faire
saigner. Une force 1° qui agit de façon symbolique et donc
souvent sans support matériel, 2° de nature différente des
forces ordinaires et banales de la vie courante, 3° et à
laquelle une communauté sociale croit fortement, tel est en
première approximation l’objet de notre investigation.
La première
grande question est : en quelles occasions est-elle mise en
œuvre ? Les exemples provenant de notre Essai sur la
division sexuelle du travail permettent une première
approche de la question. La femme en menstruation fait fuir
le gibier. Les femmes ne mettent pas à mort le gibier en
faisant couler le sang. Première question : le sang, réel ou
évoqué, est-il bien l’élément pertinent dans cette affaire ?
Oui, comme deux contre-exemples le montrent. Artémis (la
Diane des Romains) était la déesse de la chasse ; or, elle
était notoirement vierge. Jeanne d’Arc est le grand
contre-exemple d’une femme guerrière et faisant couler le
sang à la guerre : or, elle était, non seulement « la
Pucelle », mais encore, d’après les minutes du procès,
atteinte d’aménorrhée. Ce n’est pas tout. Chaque fois que
nous décelons un interdit ou seulement un évitement, la
femme avec la chasse, la femme avec la guerre, les prêtres
catholiques avec la guerre (l’interdiction de participer à
des opérations militaires date du Moyen Age), nous voyons la
mise en relation de deux êtres semblables en quelque
sorte – semblables dans les cas évoqués par leur proximité
avec le sang, le sang du Christ dans le cas des prêtres).
D’autres situations – que nous ne pouvons développer dans le
cadre de cette petite introduction – mettent en jeu des
êtres semblables pour s’être mis en contact avec d’autres
substances. D’autres encore sont semblables par leur contact
intime, sans qu’aucune substance n’intervienne, mais
seulement une conception du monde où les êtres sont rangés
dans des classes qui devraient être laissées séparées. Par
exemple des incestueux.
Jusqu’ici,
nous n’avons raisonné que sur des prohibitions ou des
évitements : ne pas les observer, c’est attirer sur soi le
malheur. Les mythologies (j’appelle « mythologie »
l’ensemble des mythes racontés par un même peuple)
permettent d’aller beaucoup plus loin. Voici un exemple
type : le Soleil est amoureux de la Lune, sa sœur, il la
poursuit, finit par la violer et alors la vie, qui
n’existait pas encore sur la terre, apparaît ; mais en même
temps apparaît la mort, associée au cycle lunaire et aux
menstrues des femmes. D’une façon plus ou moins complexe,
avec d’innombrables variantes, et maintes répétitions, les
mythologies du monde entier se laissent décrypter selon une
même formule, que j’écrirai :
une
conjonction première à l’origine du monde entre deux entités
primordiales semblables ou marquées par quelque similarité,
engendrent deux conséquences, l’une faste, l’autre néfaste
Je dis que
c’est la loi générale de la pensée symbolique sous-jacente à
toutes les cosmogonies que j’ai examinées – qui vaut tant
pour celles mettant en jeu des dieux que pour celles, comme
en Amazonie, en Terre de Feu, en Australie, dont les dieux
sont absents. En d’autres termes, cette pensée symbolique
obéit à une logique propre extrêmement précise. Et ce n’est
pas seulement le cas des cosmogonies. Prenons l’exemple du
mythe d’Œdipe :
de la
double violation que sont le parricide et l’inceste maternel
(conjonction s’il en est d’êtres marqués par le même sang)
découlent, d’abord une conséquence faste (la destruction du
sphinx), ensuite une conséquence néfaste (les calamités qui
s’abattent sur Thèbes sous le règne d’Œdipe) ; ce mythe a
une suite, avec encore une fois la réaffirmation de la
double conséquence : d’une part, la lutte fratricide des
deux fils d’Œdipe qui débouche sur leur mort et signe l’annéantissement
de la dynastie ; d’autre part, selon la prophétie, la
bienveillante protection qu’Œdipe mort est censé assurer au
territoire où il sera enterré
De ce que
développe le mythe, avec l’ambiguïté des conséquences
attendues, l’interdit ne retient que la néfaste pour mettre
en garde les hommes et les femmes ordinaires : si vous ne
voulez pas risquer le pire, abstenez-vous de mettre en œuvre
telle ou telle conjonction. Mais avec une préparation
suffisante, des hommes d’exception, des chamanes, des
sorciers ou des prêtres pourront au contraire la mettre en
œuvre de façon intentionnelle – la protection des dieux les
assurant que seule sera développée la conséquence faste.
Le livre se
termine avec l’esquisse d’une théorie de l’action rituelle
et du sacrifice.
Ce thème est le thème central de l’Œdipe à
Colonne de Sophocle.
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