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2010

 

La déesse et le grain : Trois essais sur les religions néolithiques.

 

Paris : Errance,.166 p.

 

 

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Ce livre est constitué de deux articles précédemment parus dans Paléorient, précédés d’un chapitre inédit.

 

Ci-dessous, un extrait du premier chapitre :

 

[La thèse d’une religion première centrée sur les femmes et le culte d’une grande Déesse-Mère a encore ses partisans. Elle s’appuie sur l’existence de statuettes répandues à la période néolithique et représentant des femmes nues et aux formes opulentes.]

         

 

 

Quelques exemples de statuettes néolithiques – successivement : la « Danseuse » de la tombe 2 de Ma’americh  (IVe millénaire, Égypte) ; Cucuteni (Ve millénaire, Roumanie, province de Moldavie) ; Golovita, culture de Hamangia (VIe-Ve millénaire, Roumanie).

 

Certes le nombre de telles statuettes est impressionnant : 30 000 rien que dans les Balkans[1], et des statuettes analogues au Proche-Orient, en Anatolie, en Égypte, et en Europe orientale. Mais, sauf exception, elles ne sont pas associés à des lieux de cultes, ni à des temples, structures d’ailleurs toujours difficiles à identifier en archéologie. Elles ne sont nullement impressionnantes par leur facture, souvent grossière, ni par leur taille qui dans la plupart des cas n’excède pas quelques dizaines de centimètres : une photographie publiée par Müller-Karpe (1973 : pl. p. 63) témoigne bien de ce contraste entre le caractère très élaboré des poteries et le caractère fruste de ces statuettes.

Vase polychrome, statuette humaine et figurine animale de Cucuteni (Ve millénaire, Roumanie, province de Moldavie).

 

 Le phénomène n’est d’ailleurs pas propre au Néolithique puisqu’il était déjà présent au Paléolithique et se continuera à l’âge du Bronze. Pourquoi alors cet intérêt excessif porté aux statuettes d’âge néolithique ? En raison de leur nombre ? Sans doute, mais aussi en raison d’une assez vieille idée comme quoi les femmes auraient inventé l’agriculture et, ce faisant, auraient aussi donné naissance à une nouvelle société, plus douce que celles des chasseurs. Société aimable que dirigent les femmes, avec corrélativement un panthéon surplombé par la figure d’une grande Déesse-Mère, symbole de la primauté donnée à l’agriculture et de la prépondérance des femmes tout à la fois. Ensuite viendront les sociétés plus violentes et patriarcales dominées par les guerriers, avec des panthéons dominés par des dieux mâles. Le premier à avoir fait ce rêve d’un âge d’or sous l’égide de femmes maternelles et de déesses bienveillantes fut Bachofen en 1861. Un siècle plus tard, ce sont pratiquement les mêmes thèses que présente M. Gimbutas[2] tout au long d’une œuvre prolifique mais entièrement organisée autour d’une seule idée. Elle reprend de Bachofen toutes les thèses, y compris celle qui veut que le règne des femmes ne soit pas l’inverse exact de celui des hommes (car à vrai dire Bachofen ne parle pas de « matriarcat », mais seulement de Mutterrecht : « droit maternel »), ne consistant pas en domination, mais plutôt en harmonie. Elle se borne à raccrocher ces thèses aux données archéologiques qui faisaient défaut à Bachofen : pour l’époque néolithique, ce sont les statuettes de « déesses-mère », et la fin de cette période bienheureuse est identifiée avec l’arrivée de peuples guerriers associés à des chars, lesquels seraient, selon une thèse déjà ancienne, les Indo-Européens. Je passe sur ce dernier point qui est totalement en dehors de mon propos et qui a déjà fait couler pas mal d’encre, pour ne m’attacher qu’à la question centrale : qu’est-ce qui nous fait croire que les femmes auraient été mieux loties au Néolithique qu’ensuite ? qu’est-ce qui nous fait croire que les religions néolithiques auraient été vouées au culte des Déesses-Mères ? Uniquement les statuettes de femmes dénudées, et rien d’autre. C’est le seul et unique argument en faveur de la « Grande Déesse ». Aucun autre type de données archéologiques ne milite en faveur de cette hypothèse. Les tombes (très nombreuses) d’époque néolithique ne témoignent nullement d’une quelconque prépondérance des femmes ; les cultes, en raison de la difficulté de les repérer en archéologie, ne témoignent de rien du tout ; les temples sont difficilement identifiables ; quant aux plans de villages, qu’il convient de compter parmi les documents les plus importants sur la vie sociale, ils ne témoignent pas plus de quoi que ce soit sur la condition féminine. Reste donc les statuettes et les seules statuettes. Leur prolifération est-elle l’indice d’une situation privilégiée des femmes ?

 

L’image de la femme

J’ai grand peur qu’il faille répondre par la négative, pour une raison très simple. C’est en effet que partout, dans toutes les sociétés connues, ce sont les hommes qui manipulent les images de femmes, tout particulièrement de femmes dénudées, et ceci n’est pas le signe d’une quelconque prépondérance féminine, mais seulement une des traductions les plus ordinaires de la domination masculine.

Rien n’est plus significatif à cet égard que notre actuelle « civilisation de l’image », ainsi qu’on l’a qualifiée depuis maintenant plus de cinquante ans. La publicité utilise inlassablement les mêmes images de sirènes alléchantes ou provocantes, pour solliciter le chaland. Tout un chacun sait qu’il ne s’agit que de vendre ou de faire vendre, et peu importe qu’il s’agisse d’un dentifrice, d’un modèle de voiture, d’un voyage ou de promouvoir un nouveau film ou un nouveau disque. Et personne […] ne conclurait à la glorification de la femme, laquelle ne joue dans cette affaire tout au plus qu’un rôle instrumental. Cela est suffisamment connu pour qu’il ne soit pas nécessaire d’y insister. Mais s’agit-il là d’un trait propre à notre seule époque contemporaine ? L’actuelle prolifération de l’imagerie suggestive l’est assurément, mais pas les représentations de femmes dénudées qui abondent dans l’histoire de l’art, de l’architecture ou de la décoration occidentale. Au XIXe siècle, elles se dressent en candélabres autour de l’Opéra de Paris, elles s’allongent sur le pont Alexandre III, tout comme elles le font lascivement dans la peinture dite « pompier » de cette époque. Aux XVIIIe ou XVIIe siècles, leurs bustes ornementent les pilastres et agrémentent de diverses façons les façades des hôtels particuliers. Les proues de navires s’ornent pareillement de poitrines féminines offertes à la bise. Et déjà à la Renaissance, leur nudité s’allonge parmi les décors des châteaux, pour le seul plaisir du roi et de la cour, et sans même prétendre y jouer le rôle de cariatides.

     

Stucs du Primatice à Fontainebleau (Renaissance).

 

[…]

Tournons nous à présent vers ces civilisations restées de tradition orale jusqu’à la colonisation, qui n’ont pas connu l’institution de l’État et sont restées en marge des dites grandes religions qui si souvent ont marché du même pas que les grands empires. Laissons de côtés les petites sociétés d’Asie des collines ou des îles, lesquelles, bien qu’elles se soient tenues à l’écart des civilisations, n’ont pas manqué d’être influencées, les unes par le bouddhisme ou l’hindouisme, les autres par l’islam. Laissons également de côté les Amériques, marquées par un art principalement animalier, en dehors des grands États, sinon  des grands empires, des Andes et du Mexique que l’on mélange si souvent dans la notion d’art précolombien avec les peuples périphériques, nomades et anarchiques. Laissons de côté les détails, les cultures particulières. Entrez seulement dans la récente section des Arts premiers du Louvre, vous y verrez une majorité de représentations féminines. Ouvrez seulement un livre sur les arts d’Afrique noire ou d’Océanie, vous ferez le même constat. Rien n’est plus courant, rien n’est plus banal que ces statuettes généralement de bois qui représentent des femmes aux poitrines bien marquées, fortement sexualisées, l’appareil génital étant le plus souvent aussi peu dissimulé.

Haut d'une statue-pilon, Senufo, Côte d'Ivoire (Zürich, Rietberg Museum).

  

Statue féminine sur crochet, Iatmul, moyen Sépik, Papouasie-Nouvelle-Guinée (collections Barbier-Mueller).

 

Mais aucun ethnologue, aucun historien de l’art n’en a jamais conclu de cette prépondérance de représentations féminines à la prédominance des femmes dans la société. Parce que tout un chacun sait bien que la situation des femmes africaines ou océaniennes, pour être différente de celle des femmes dans la culture grecque, romaine ou chrétienne, n’y est en aucune façon meilleure.

Ce sont partout les hommes qui fabriquent ces statuettes et presque partout eux qui les utilisent, les stockent, les disposent dans les cases ou au fronton des maisons des hommes, ou sur les lieux de culte. Elles représentent les épouses des ancêtres et, plus rarement, en régime matrilinéaire, les femmes ancêtres elles-mêmes. Parfois, elles sont les mères mythiques. Associée à une représentation masculine au caractère sexuel tout aussi ostensible, une telle statuette représente le couple primordial dont est issu toute l’humanité. Partout, elles sont les génitrices ou les mères dans leur fonction éducatrice, elles symbolisent l’idée générale de maternité, celle de fécondité. Car dans toutes ces sociétés, il est bon d’avoir de nombreux enfants, pour travailler les champs ou défendre ses droits, les armes à la main. La puissance d’un homme se juge au nombre de gens qu’il réussit à garder sous sa houlette, et d’abord au nombre de ses enfants, lequel dépend évidemment du nombre de ses épouses et de leur fécondité. Nul mystère donc à ce que ces sociétés représentent si souvent la femme sexualisée ; nul doute également que ce ne soit pas là une façon de valoriser la féminité en elle-même. Les femmes ne sont que les objets et les moyens des stratégies masculines.

[…]

 

Références citées dans cet extrait :

 

Cohen, Cl. 2003 La femme des origines ; Images de la femme dans la préhistoire occidentale. Paris : Herscher.

Gimbutas, M. 1974 The gods goddesses of Old Europa, 7000-3000 BC: Myths, legends & cult images. Berkeley & Los Angeles: University of California Press.

Guilaine, J. 1994 La mer partagée : La Méditerranée avant l’écriture, 7000-2000 avant Jésus-Christ. Paris : Hachette.

Müller-Karpe, H. 1973 [1968] L’art de l’Europe préhistorique [trad. de l’all.]. Paris : Albin Michel.

Przyluski, J. 1950 La grande déesse : Introduction à l’étude comparative des religions. Paris : Payot.

Ucko, P.J. 1962 The interpretation of prehistoric anthropomorphic figurines. Journal of the Royal Anthropological Institute 92: 38-54.

Ucko, P.J. 1965 Anthropomorphic ivory figurines from Egypt. Journal of the Royal Anthropological Institute 95: 214-239.

Ucko, P.J. 1968 Anthropomorphic figurines of prehistoric Egypt and Neolithic Crete. Londres: Andrew Szmidla.


 

[1]    D’après Guilaine (1994 : 390) qui dans sa Mer partagée a présenté un panorama très détaillé de la question des « déesses-mères » (ibid. 361-423) ; exposé historique dans son cours du Collège de  France http://www.college-de-france.fr/media/civ_eur/UPL65267_guilaine.pdf ; présentation générale et magnifique iconographie dans le livre de Cohen (2003 : 117-149). Parmi les écrits de langue anglaise, souvent très critiques par rapport à l’idée de religion générale des déesses-mères au Néolithique, on retiendra le travail monumental de Ucko (1962 ; 1965 ; 1968) qui a le mérite de présenter le matériel ethnographique comparatif et de souligner la diversité des données (par exemple, il n’y a pas d’équivalent en Égypte à Déméter ou aux déesses de la terre mésopotamiennes, le dieu de la terre étant masculin).

[2]    Bibliographie importante, mais dont le premier livre, The Gods and Goddesses of Old Europe, publié en 1974 (1982 pour la traduction française), marque déjà le défaut de l’œuvre : l’image du serpent y devient le symbole de la Grande Déesse et donc la preuve de son culte, tout autant que celle de l’oiseau, qu’un décor en chevrons ou en zigzag, etc. En dehors des archéologues, la thèse de la Grande Déesse a également eu des adeptes parmi des orientalistes distingués, par exemple Przyluski (1950).

 

 

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Textes et contenu rédactionnel : Alain Testart