Avant-propos
Qu'il existe une intime connexion entre croyances
religieuses et institutions sociales, l'idée n'est pas
nouvelle. Fustel de Coulanges, Durkheim, Max Weber, parmi
bien d'autres, se sont essayé à le montrer, chacun avec sa
méthode propre, chacun sur des données différentes. L'idée
d'une correspondance entre religion et société est presque
congénitale aux sciences sociales ; en retracer le
développement nous conduirait à réécrire l'histoire de ces
sciences. C'est d'ailleurs là une idée d'évidence, dont
notre vocabulaire porte témoignage. La foi, qui pour l'homme
d'aujourd'hui n'évoque plus que la croyance en Dieu, était
bien autre chose au Moyen Age : c'était un des rituels par
lesquels un homme devenait le vassal d'un autre, promettant
« en sa foi » de lui être fidèle. On était le fidèle de son
Dieu tout comme on l'était de son seigneur ; la relation de
fidélité était laïque tout autant que religieuse. Et ce même
terme de « seigneur », dominus, s'appliquait au
Seigneur d'En Haut comme à celui d'en bas, maître plus ou
moins puissant d'une seigneurie. Cette correspondance, sinon
cette identité, entre les formes de l'engagement religieux
et celles de l'engagement social, se poursuit au-delà du
vocabulaire jusque dans la gestuelle : les mains jointes,
qui n'ont plus guère aujourd'hui qu'une signification
religieuse, s'intégraient pendant la période médiévale au
rituel d'engagement vassalique, le dépendant joignant les
mains dans celles de son seigneur en signe de soumission. La
vision chrétienne du monde, en affirmant que tous les
humains étaient dépendants d'un Maître universel, était
bâtie à l'image du monde social dans lequel la plupart des
hommes étaient dépendants d’un maître ou d’un autre.
Il
n'est guère difficile de trouver ici et là, en dehors du
monde occidental, des indices allant dans le même sens. Le
grand sinologue Henri Maspero (1971 : 62) rapporte le fait
historique suivant : lorsqu'un haut fonctionnaire, célèbre
par son équité et sa droiture, fut sur le point de mourir,
le bruit courut qu'il allait devenir le dieu des enfers,
c'est-à-dire remplacer dans ce poste celui qui l’avait tenu
jusqu'alors. Cette anecdote marque bien la distance qui
sépare les religions chinoises des nôtres, non seulement
parce que là-bas les hommes peuvent devenir des dieux, mais
plus encore parce que les dieux semblent n'y être que des
fonctionnaires, qui n'obtiennent d'ailleurs leurs positions
qu'en fonction de leurs mérites. Tout cela correspond trop
évidemment au caractère bureaucratique de l'ancienne société
chinoise pour qu'il soit nécessaire d’y insister plus
longtemps. Citons encore l'admirable travail conduit par
plusieurs chercheurs sous la direction de Charles Malamoud
(1980 ; 1988) à propos de la dette en Inde et en
Extrême-Orient. La conclusion qui s'impose avec force à la
lecture des essais consacrés au monde indien est, comme le
souligne Malamoud, que la dette y est « la forme
prototypique du lien social » : les relations sociales,
contractuelles ou de domination, s'organisent autour de la
notion de dette, et les différentes formes de dépendance et
d'esclavage se conçoivent comme des formes d'endettement,
provisoire ou permanent. Or cette notion de dette, qui
paraît si cruciale dans la vie sociale indienne, l'est non
moins dans la théologie hindoue. Selon la théorie
brahmanique, en effet, et c’est le principal mérite du
travail de Malamoud de l’avoir montré, l'être humain naît au
monde avec trois, sinon quatre dettes : vis-à-vis des
ancêtres, des sages et des dieux. « Tout être en naissant
naît comme une dette... » disent les textes brahmaniques, et
la dette est constitutive de la nature humaine un peu comme
le péché originel l'est selon la théologie chrétienne. Autre
société, autre métaphysique.
Nous
pensons qu'il s'agit là d'une loi sociologique générale. Une
loi qui peut être formulée ainsi : il existe une étroite
analogie entre la forme de la religion et la forme de la
société.
Il
est hors de question de songer à vérifier en toute
généralité le bien-fondé de cette loi. La tâche excède
visiblement la taille d'un simple essai, comme elle excède
les forces d'un chercheur individuel. Non seulement il
faudrait passer en revue les différentes sociétés et
religions qui se rencontrent dans le monde, mais encore
faudrait-il être capable de définir avec précision, pour
chaque type de société, les principes qui la structurent ;
il faudrait de plus être capable de faire la même chose pour
les religions. Car c'est seulement à ce prix que nous
pourrons montrer l'existence d'une correspondance à la fois
précise et globale entre société et religion, en montrant
qu'elles sont d'excellentes descriptions ethnographiques,
historiques ou sociologiques, mais il ne semble pas qu'en
leur état actuel les sciences sociales soient armées pour
mener à bien une telle tâche. Ni qu’elles témoignent de leur
désir de se lancer dans une entreprise théorique d’une telle
ampleur.
Notre propos, bien que nous l'inscrivions dans ce que nous
pressentons comme une loi générale, restera plus modeste. Il
est doublement limité. D'une part, il l'est quant à sa
thématique : des religions et des sociétés que nous avons
choisi d'étudier, nous n'avons retenu que l'aspect du don ou
de l'offrande. Ce thème court à la fois dans les sociétés et
dans les religions : les hommes donnent à d'autres
hommes
et, ce faisant, créent entre eux des liens ; ils donnent
leurs filles à marier ; de même, ils offrent des sacrifices
aux dieux pour leur plaire ou pour s'en assurer l'alliance,
ils offrent aux ancêtres, aux génies ou aux esprits.
Échanges entre les hommes, échanges entre les hommes et la
surnature, tel est l'objet propre de cette étude. D'un autre
côté, nous l'avons limitée à trois ensembles de sociétés,
dont chacun est pris sur un continent différent. Les trois
ensembles retenus sont les sociétés aborigènes d'Australie,
celles d'Amérique du Nord (au nord du Mexique) et les
sociétés « tribales » d'Asie du Sud-est (concernant cette
région, l'opposition entre les « tribus » et les royaumes ou
principautés est traditionnelle). Toutes ces sociétés sont
des sociétés primitives, sans écriture et sans Etat,
relevant du champ classique de l'ethnologie.
Plusieurs raisons ont présidé à ce choix qui, comme tout
choix, contient néanmoins sa part d'arbitraire. Le présent
travail étant centré sur le don, il se devait de prendre
comme exemple des sociétés dans lesquelles ce phénomène est
prédominant. Celles de la Côte nord-ouest de l'Amérique du
Nord, avec le très célèbre potlatch, en constituent
l'illustration la plus fameuse. D'autre part, envisageant le
don sous toutes ses formes, non seulement le don des
choses mais aussi ce que l'on désigne couramment en
anthropologie sociale comme le « don des femmes », il
nous fallait prendre un exemple parmi les sociétés
pratiquant l'échange généralisé – à propos desquelles cette
expression est courante. La plus connue est certainement
celle des Kachin de Birmanie, qu'il convenait de resituer au
sein de l'ensemble des tribus d'Asie du Sud-Est. Enfin, si
nous avons choisi l'Australie comme troisième exemple, c'est
en tout premier lieu parce que nous y avons déjà consacré
quelques travaux. Elle est d'ailleurs significativement
différente des deux autres.
Ainsi limité, le présent essai se voudrait une contribution
à l’établissement de cette grande loi sociologique sur
l’analogie entre forme de la religion et forme de la
société. Nous laisserons au lecteur le soin de juger si nous
avons rempli notre contrat ou si au contraire nous avons
envisagé la religion sur une base trop étroite. Tout au
moins espérons-nous qu'il concèdera que nous nous sommes
placés au cœur du phénomène religieux : les faits
australiens nous ont amené à redéfinir la religion, et nous
avons discuté du sacrifice et des offrandes tout autant que
de l'essence de la divinité. Nous n'avons présenté, il est
vrai, aucune théorie globale ni des religions australiennes,
ni de celles d'Amérique, encore moins de celles des tribus
de l'Asie du Sud-Est. Tel n'était pas notre propos, mais
nous espérons avoir débroussaillé le terrain en vue de
telles théories globales. Sur une question aussi complexe
que celle des religions australiennes, si difficiles à
théoriser parce que si éloignées de nos propres conceptions
religieuses, les trois chapitres que nous y consacrons ici
ne sauraient suffire. Ni même les quelques articles et
l'ouvrage que nous avons déjà publiés à leur propos. Nous ne
prétendons nullement que le sujet soit épuisé : ces
religions primitives sont extrêmement complexes et, sous cet
aspect, ne le cèdent en rien aux vieilles querelles
théologiques de notre Moyen Age sur le mystère de la Sainte
Trinité ou de la transsubstantiation. N'est véritablement
simple que l'esprit de qui croit que ces religions
primitives le sont. Aussi nous estimerions-nous heureux
d'avoir seulement pu écarter certaines préconceptions
fausses à l'égard de ces religions.
Quant à l'intérêt de notre démonstration, il n'apparaîtra
probablement qu'à ceux qui se départiront de l'idée qu'à
côté du monde moderne, du monde médiéval, du monde antique,
ou du monde chinois, etc., il y aurait un monde
primitif. Il faut au contraire maintenir qu’il existe des
mondes primitifs, le monde australien étant par exemple
aussi différent – plus peut-être – du monde amérindien que
le nôtre l'est du monde antique. C'est encore ce que vise à
montrer cet essai : ne voit-on pas que les religions
australiennes sont organisées sur de tout autres principes
que celles d'Amérique ? Cette différence quant aux religions
est patente ; elle se voit également, quoique d'une façon
légèrement plus difficile, dans la parenté et dans
l'économie. Et si l'on s'avise, après la lecture de cet
essai, que l'on ne peut plus parler des sociétés primitives
comme d'un tout unique et indifférencié, nous aurions
atteint l'un des buts que nous nous étions fixés.
Ces
différences sont essentielles à notre propos. Nous n’avons
rien à dire d'universel sur les hommes, sur les raisons
qu'ils ont de croire ni sur les motifs qui les poussent
partout à vivre en société. Les lois que nous pouvons
dégager de l'observation des variations – lois seulement
probables dans l'état actuel de nos disciplines – paraîtront
d'autant mieux assurées que ces variations sont importantes.
Il en va un peu comme dans la méthode des tests en
statistiques : si l'on prend un échantillon dans une seule
et même catégorie, ou seulement dans certaines, le résultat
ne risque guère d’être représentatif de la population dans
sa totalité. C'est pourquoi les trois exemples sélectionnés
dans cet essai l'ont été parmi des mondes que nous
considérons comme entièrement différents : de l'Australie,
sans dieux, ni offrandes, ni prière, à l'Asie du Sud-Est qui
pratique le sacrifice, la distance est extrême, l'Amérique
se situant comme sur une zone médiane. Bien que ce ne soit
là que des exemples, de la façon dont ils sont distribués,
nous espérons que leur examen puisse avoir valeur de test
significatif.
Chapitre 1 :
introduction à l'étude des religions
Le
problème de savoir comment définir la religion a déjà fait
couler tellement d'encre que l'on hésite à s'y aventurer de
nouveau. Toutefois, il serait plus aventureux encore de
s'engager dans une réflexion sur la religion sans nous être
mis d'accord au préalable sur ce que nous devions entendre
par ce terme.
Toute définition est en partie arbitraire mais se doit au
moins, si elle veut être intellectuellement satisfaisante,
d'être générale. Sous cet aspect, la pire
définition qu'on
puisse rencontrer est probablement celle qui en ferait la
croyance en un ou plusieurs dieux. Une telle formulation
correspond certes à ce que nous avons en tête aujourd'hui en
Occident, mais elle n'est visiblement pas générale.
Tout
d'abord, il n'est pas du tout évident que la croyance (le
fait de croire, le credo) représente l'élément essentiel de
toute religion. Je n'en veux pour preuve que ce que dit un
spécialiste comme Scheid (1985 ; 1989) à propos de l'antique
religion romaine. Cette religion n'était définie par aucun
credo, sa théologie restait peu élaborée et elle n'accordait
que peu d'importance à la doctrine. Sans doute l'ancien
Romain croyait-il aux dieux de la cité, aux mânes de ses
ancêtres, aux diverses divinités qui peuplaient l'univers
romain ainsi qu'à beaucoup d'autres dieux provenant de
l'Orient, mais ce n'étaient pas ces croyances qui lui
conféraient la qualité d'homme religieux, c'étaient
ses
actes. Être religieux dans la Rome antique, c'était, comme
le souligne si fortement Scheid, accomplir les rites
religieux. Et lorsque, vers la fin du IVe siècle,
les sacrifices furent interdits par décret impérial, c'en
fut fini de l'antique religion romaine. Les chrétiens, à
l'inverse, se sont toujours définis par leur credo qui
reproduisait le premier symbole des apôtres. L'Église
chrétienne n'a cessé d'énoncer des dogmes, de parfaire une
doctrine dont bientôt on ne put changer un mot sans être
hérétique. Elle a développé l'exégèse et la théologie. Cette
prolifération du discours du côté des fidèles répondait à
l'importance du Verbe et de la Révélation du côté divin ; la
croyance, inséparable de son expression verbale, devenait
l'élément décisif de cette religion. C'est là un trait
propre au christianisme ou, disons, à quelques-unes de ce
qu'il est convenu d'appeler les « grandes » religions. Pour
nous encore, de nos jours, être religieux c'est croire en
Dieu, mais ce n'est que la conséquence de presque deux
millénaires de façonnage de la mentalité religieuse par le
christianisme. Pourquoi serait-ce généralisable ?
Déjà
l'exemple de la Rome antique nous a donné à penser que cela
ne l'était pas. Qu'en est-il lorsque nous rejoignons ces
mondes exotiques des sauvages océaniens ou américains ? Les
ethnologues, au moins ceux d'antan qui découvraient toutes
choses avec une fraîcheur candide, se sont étonnés de
l'imprécision des croyances chez les peuples qu'ils
étudiaient. S'agissait-il de la survie après la mort, de la
nature de l'âme humaine, du nombre des dieux ou de ceux que
l'on tenait pour tels, de l'organisation du panthéon ou des
mythes dont les récits comportaient plusieurs variantes, les
opinions différaient au sein de la même tribu. Ces croyances
paraissaient bien vagues et ceux qui étaient censés les
professer bien peu intéressés à leur donner une formulation
précise. De telles conclusions n'étaient pas en elles-mêmes
erronées ; c'était bien plutôt la méthode utilisée et
l'approche des phénomènes religieux qui étaient
inadéquates : il est vain, en effet, de vouloir traduire ces
religions selon des discours analogues à ceux que nous
tenons sur notre propre religion. L'homme amérindien ou
l'Aborigène australien ne vient pas au-devant de
l'ethnologue avec un corps de doctrine bien organisé en
fonction de quelques propositions fondamentales ou bien,
s'il le fait aujourd'hui, c'est pour témoigner de sa
spécificité et de ce qu'il n'a pas les mêmes croyances que
celles de l'ethnologue, des missionnaires ou des blancs. Si
nous cessons de rechercher la doctrine ou la croyance là où
elle n'est pas forcément formulée, si nous nous contentons
d'observer la vie religieuse telle qu'elle se déroule, nous
rencontrerons – et faut-il préciser : dès les premiers
rapports ethnographiques —, une prolifération de rituels,
aussi contraignants que précis, d'une complexité formidable
et parfaitement organisés. Prenons le seul exemple des
Aranda d'Australie centrale, étudiés dès la fin du XIXe
siècle par Spencer et Gillen (1899).
Chaque individu masculin passe par une longue série de
rituels d'initiation. La toute première phase, qui a lieu à
la puberté et s'achève par la circoncision, dure plusieurs
jours. La dernière phase, qui intervient lorsque les
individus sont dans la force de l'âge et qui se fait en
groupe, dure, tout au moins dans le cas qui nous est décrit,
quatre mois entiers, au cours desquels il ne se passe pas un
seul jour sans qu'il y ait une ou plusieurs cérémonies.
Chacune de ces cérémonies est conduite conformément à un
modèle traditionnel qui plonge ses racines dans ce qu'il est
convenu d'appeler le Temps du Rêve, que l'on peut assimiler
en première approximation à une époque mythique primordiale.
Beaucoup de ces cérémonies ne font que reproduire
différentes péripéties de cette époque. Chacune a un nom,
correspond à un mythe que l'on se doit de connaître, suppose
une longue préparation au cours de laquelle les acteurs se
peignent le corps et fabriquent les objets qui seront
utilisés dans la représentation rituelle. Certaines de ces
cérémonies mettent en jeu un ou plusieurs objets sacrés qui
doivent être manipulés selon certains codes et seulement en
certaines circonstances. L'ensemble de ces rites
d'initiation n'est en réalité qu'un préalable qui permettra
à l'initié d'accéder à la vie religieuse sous tous ses
aspects, car beaucoup ne doivent pas être révélés aux
non-initiés, c'est-à-dire aux femmes et aux enfants. Les
hommes initiés de la tribu des Aranda pourront donc voir les
objets sacrés mais aussi et surtout accomplir les très
fameuses cérémonies d'intichiuma. Ces cérémonies sont
plus brèves que celles de l'initiation dont nous avons vu
qu'elles occupaient un temps considérable. Néanmoins ce sont
elles, sans conteste, qui sont les plus importantes : elles
ont pour but de perpétuer la vie des espèces animales ainsi
que celle des hommes. Ce but est très clairement affirmé à
la fois par les Aranda et par les autres tribus
australiennes à propos desquelles nous disposons de bonnes
descriptions ethnographiques. Nous aurons l'occasion de
reparler de ces très importantes cérémonies. Disons
seulement pour le moment qu'elles ne peuvent se dérouler
qu'en certains sites particuliers, chacun étant intimement
associé à l'un de ces ancêtres mythiques du Temps du Rêve.
Le Temps du Rêve, en effet, est le fondement général, à la
fois origine et justification, du monde actuel, de tout ce
qui y advient et de tout ce que l'on y fait et doit faire.
Et il est significatif que les cérémonies d'intichiuma
ne puissent se dérouler qu'en quelques sites privilégiés car
ce sont des sites marqués pour toujours de l'empreinte des
êtres du Temps du Rêve. Ce sont des sites où ces êtres ont
disparu dans le sol en s’y enfonçant, à moins que leurs
corps ne se soient transformés en pierres ou en rochers. De
même qu'au Temps du Rêve tout provenait de ces êtres
merveilleux, aujourd'hui tout provient de ces sites qui sont
leurs traces ou leurs empreintes. La vie ne peut provenir
que de cela, de ce principe d'efficacité inscrit de façon
indélébile au Temps du Rêve en quelques points de la surface
terrestre. Et les hommes dans les cérémonies d'intichiuma
ne font que réactiver ce principe. A quoi donc croient les
Aranda ? Au Temps du Rêve, à la nécessité d'être initié, à
celle d'accomplir les cérémonies d'intichiuma. A
beaucoup de choses, sans aucun doute, mais qui sont
inscrites dans les rites plutôt que dans les discours.
Que
l'on ne se méprenne pas sur la leçon qu'il convient de tirer
de cet exemple. Opposer les Aborigènes qui vivraient leur
religion en actes aux chrétiens qui formuleraient la leur en
profession de foi, ce serait caricaturer. La foi chrétienne
s'exprime en actes tout autant que les rites australiens
traduisent des croyances. C'est le poids relatif des uns et
des autres qui diffère d'une religion à l'autre, c'est
l'accent différent qui est mis soit sur les actions, soit
sur les discours. Par voie de conséquence, doit aussi
différer la méthode qu'il convient d'adopter pour étudier
l'une et l'autre religion. Car s'il est recommandé de partir
des textes pour une religion du livre (quitte à corriger
ensuite par l'étude des rites), il ne l'est pas de partir
des croyances pour une religion sans credo. Dans ce dernier
cas, c'est en étudiant les rites que l'on trouve les
croyances fondamentales. Notre exemple de l'intichiuma
le montre bien : cette cérémonie ne se comprend que sur le
fond d'une croyance selon laquelle toute vie actuelle, toute
réalité et toute norme procèdent finalement du Temps du
Rêve, de ce qu’il a légué à ce monde. Dans cette
formulation – qui est la nôtre, n'étant nulle part exprimée
par les intéressés – nous avons délibérément conservé une
expression vague, « ce qui a été légué par le Temps du
Rêve », pour éviter de prendre position sur sa nature
(est-ce un principe, une trace seulement matérielle, une
présence spirituelle ?), ce qui nous obligerait à utiliser
les catégories de notre métaphysique occidentale, laquelle
n'est pas forcément apte à traduire adéquatement les
conceptions aborigènes. Parler des croyances des autres
n'est pas une opération aisée, surtout lorsque nous
prétendons les reconstituer en les déduisant de leurs actes.
Nonobstant les réserves que nous pouvons émettre quant à la
formulation que nous avons proposée, il est clair que nous
touchons là une croyance fondamentale, analogue à celle que
professe par exemple le Chrétien lorsqu'il dit que tout ce
qui est a été voulu et créé par Dieu. Même si nous ne sommes
pas certains d'avoir traduit avec justesse la croyance
aborigène, nous avons néanmoins mis en évidence une
différence significative par rapport à la croyance
chrétienne : si pour le Chrétien tout vient de Dieu, qui
intervient ou peut intervenir directement dans ce
monde, pour l'Aranda, au contraire, le Temps du Rêve n'a
jamais d'incidence directe sur le monde actuel, n'y
intervenant que par l'intermédiaire de ce qu'il lui a
légué. C'est seulement en accumulant de telles différences
que nous pourrons nous approcher d'une compréhension des
religions des autres, sans jamais pouvoir la traduire dans
notre propre langage conceptuel. Concluons en disant que
l'on trouve bien des croyances en toute religion mais
également des rites, lesquels sont tout aussi importants, et
dans la vie religieuse, et pour sa compréhension. Aussi
devons-nous définir en général une religion comme un
ensemble de croyances et de rites, de discours et
d'actes.
Nous
en avons assez dit contre l'idée que la religion pourrait
être définie par les seules croyances, il nous faut dire à
présent pourquoi ce ne saurait être une croyance en des
dieux. Une raison suffisante en est que certaines
religions sont des religions sans dieux, ainsi les religions
australiennes, ce que nous montrerons en détail dans les
chapitres suivants. Pour le moment, nous nous contenterons
d'évoquer le cas du bouddhisme. Il ne fait de doute pour
personne que le bouddhisme est une religion ; elle est même
classée parmi les dites « grandes religions ». Or il est
clair que les dieux ne jouent qu'un rôle tout à fait mineur
dans la doctrine originelle enseignée par le Bouddha Gautama. Il faut lire sur cette question l'excellente mise
au point d'un spécialiste comme Gombrich (1988) que je me
borne à résumer. Le bouddhisme est connu en Occident comme
une « religion athée » ; les commentateurs occidentaux
mettent l'expression entre guillemets tant elle paraît en
contradiction avec les conceptions qui prévalent chez nous.
Au sens strict, toutefois, elle est erronée. L'athéisme
consiste en la négation de l'existence des dieux : or le
Bouddha n'a jamais nié l'existence des dieux ni celle des
démons, simplement il a enseigné qu'ils n'étaient d'aucun
secours pour parvenir à la délivrance. Les hommes sont
soumis à la loi du monde (le dharma), à la loi de la
réincarnation qui se fait en fonction des actes passés, des
mérites ou des fautes accumulés lors des vies antérieures.
Cette loi ne dépend pas des dieux qui sont impuissants à son
égard ; au contraire, ils lui sont eux-mêmes soumis. Les
dieux existent donc bien, mais ne sont d'aucune utilité pour
une doctrine qui se fixe pour but d'échapper au monde en
sortant du cycle des réincarnations. Si la réincarnation ne
dépend que des mérites accumulés par l'individu concerné, il
lui appartient à lui et à lui seul de travailler à sa propre
délivrance : en renonçant au monde, en combattant ses
illusions, à force d'abstinence et en développant le
non-vouloir, le sage rejoindra le nirvana, littéralement l'
« extinction », ce lieu impossible à situer sauf à dire
qu'il est en-dehors du monde, et sur lequel donc ni ses
lois, ni le malheur qui le caractérise n'ont plus prise. La
doctrine de Bouddha n'est pas à proprement parler athée,
mais elle se développe en marge des dieux, et sans y
attacher autrement d'importance.
Telle fut du moins la doctrine originelle. Depuis près de
vingt-cinq siècles que le bouddhisme existe, il a eu le
temps de se différencier en sectes, écoles et tendances
diverses, chacune venant modifier ou adapter à sa manière
l'enseignement du Gautama. Les écarts furent d'autant plus
importants que le bouddhisme ne fut jamais une religion
centralement organisée et qu'il a diffusé sur presque tout
l'Extrême-Orient. Les écoles qui se rattachent au Grand
Véhicule restituèrent aux dieux une place plus glorieuse que
celle qui leur revenait dans la doctrine d'origine.
Désormais, il y eut plusieurs Bouddha envisagés comme autant
de réincarnations du premier, mais encore le salut des
hommes dépendit de ces Bouddha, ou plutôt de ces
bodhisattvas qui, bien qu'ayant atteint la délivrance,
restaient dans le monde par compassion pour les hommes et
pour les aider à trouver leur salut. A cette sorte de
panthéon furent adjoints les dieux locaux qui, comme le
remarque Gombrich, se conduisaient de manière très semblable
aux dieux sauveurs d'autres religions. Ces transformations,
bien sûr, furent très importantes. Elles n'affectèrent pas
le bouddhisme du Petit Véhicule qui s'est perpétué jusqu'à
nos jours au Sri Lanka et dans le Sud-est asiatique,
notamment en Birmanie et en Thaïlande. Néanmoins, dans ces
pays, la communauté monastique bouddhique aide les hommes à
rendre un culte aux dieux locaux. Elle n'agit ainsi qu'à
l'égard des hommes encore engagés dans le monde, qui
cherchent simplement à améliorer leurs conditions de vie.
Elle n'agit ainsi que par compassion ; quant à elle, elle ne
se définit que par la recherche de la délivrance. La
doctrine est sauve, mais qui ne voit que les dieux jouent
désormais un rôle important dans la pratique religieuse ?
Cette pratique d'ailleurs, toujours pour nous en tenir à la
tradition du Petit Véhicule restée plus fidèle à
l'enseignement du Maître, suscite bien des interrogations.
Le Bouddha, unique dans cette tradition, avec ses statues
colossales qui dominent de toute leur hauteur les fidèles
prosternés à ses pieds, est-il si différent d'un dieu ? Les
fidèles viennent lui demander chance et bonheur, lui font
des offrandes, tout comme il en va dans d’autres religions
vis-à-vis de leurs divinités. Nous laisserons les
spécialistes débattre de cette question pour laquelle nous
n'avons aucune compétence. Quant à nous, nous sommes prêts à
admettre que le Bouddha soit, en dépit de la doctrine,
vénéré comme un dieu.
En
raison de ses nombreuses variantes et de son développement
contradictoire, le bouddhisme pose un redoutable problème.
Parti d'une doctrine qui semblait devoir
faire fi des dieux,
il finit par invoquer, d'un côté, des êtres qui sont
comme des dieux, y compris dans leur faculté salvatrice,
et débouche, d'un autre côté, sur un culte rendu au Bouddha
comme à un dieu. Et pourtant, en aucune façon le
bouddhisme ne peut être défini comme une croyance en des
dieux ni comme un culte rendu à une divinité. Il est
significatif que nous ayons eu à nous demander quel était le
rôle exact des dieux dans cette religion. On peut admettre,
et nous sommes tout prêts à le faire, que ce rôle est grand,
mais il sera toujours secondaire par rapport à la finalité
qui fait la spécificité de cette religion, la sortie du
cycle des réincarnations. Il sera toujours secondaire par
rapport aux dogmes essentiels du bouddhisme : la loi de la
réincarnation, le caractère fondamentalement malheureux de
ce monde, la possibilité d'en sortir en suivant les
préceptes de Bouddha, et le fait que cette sortie constitue
pour tous les êtres le bien suprême vers lequel doit
s’efforcer toute vie religieuse. Que des dieux puissent
intervenir auprès des hommes dans la voie de la délivrance,
ils ne sont néanmoins que des moyens et leur rôle, même s'il
est conçu comme fondamental, ne se définit que par rapport à
la loi du monde et aux fins religieuses posées comme autant
d'absolus qui n’en dépendent pas. Laissons le dernier mot à
un moine cinghalais qui disait : « Les dieux n'ont rien à
voir avec la religion ». Phrase extraordinaire qu’il
conviendrait de méditer longuement avant d’écrire quoi que
ce soit sur les religions : il en est certaines qui « n’ont
rien à voir » avec les dieux.
L'obstacle épistémologique premier est, ici comme ailleurs,
l'ethnocentrisme qui nous fait prendre nos conceptions
particulières pour des conceptions générales. L'obstacle est
colossal dans l'étude des religions : aussitôt que nous
sortons des limites étroites de l'Occident et de ses
antécédents proche-orientaux, nous rencontrons des religions
bâties sur des principes tout autres que les nôtres, des
principes si différents que nous avons du mal à y
reconnaître des religions. C'est donc à une mutation du
regard que nous convie toute étude des religions, une
mutation plus radicale peut-être que celle qui est
nécessaire dans l'étude de la parenté, de l'économie ou du
politique.
Mais
un obstacle épistémologique ne va jamais sans son contraire.
Ainsi certains, évitant certes le reproche d'ethnocentrisme,
en viennent à donner une définition si générale de la
religion qu'on ne voit plus sa spécificité. Geertz (1972),
par exemple, présente l'idée que tous les phénomènes
symboliques seraient par essence religieux. Cela ne paraît
pas sérieux. La poignée de main par laquelle je salue un ami
ou un inconnu est un geste symbolique, mais il n'est pas
religieux. Les insignes que l'on arbore sur ses vêtements,
les vêtements eux-mêmes, pour une grande part, sont
symboliques, mais il serait absurde de prétendre qu’ils
soient tous religieux. L'Université a ses rites, la Justice
a les siens : il ne s'agit pas de religion. Dans toute
société il y a une multitude d'actes et de discours à
contenu symbolique, mais une partie seulement relève de la
religion. Le problème est bien de définir, au sein de la
sphère symbolique, la spécificité du religieux.
Comme point de départ de notre réflexion, nous pouvons
prendre des rites qui sont à l'évidence dénués de tout
caractère religieux. Soit l'exemple de la cérémonie tout à
fait officielle en notre pays de l'allumage de la flamme au
soldat inconnu. Cela ressemble fort à une cérémonie
religieuse : même solennité, même sentiment de la nécessité
d'accomplir le rite, même solidarité, sinon communion entre
les participants. Et pourtant, il manquera toujours au rite
laïc quelque chose qui ne peut se rencontrer que dans le
rite religieux. Pendant la messe a lieu la
transsubstantiation qui change le pain et le vin en corps et
en sang du Christ ; la cérémonie catholique, pour qu'elle
ait un sens, implique ce changement de substance qui va à
l'encontre des lois de la nature et qui ne peut être réalisé
que grâce à l'intervention divine. Ce changement se produit
à l'occasion d'un rite accompli par des hommes, mais aucun
homme n'est capable de le réaliser : il est l'effet
dont seul Dieu est la cause. Le sens religieux de la messe
ne peut être appréhendé que si l'on se réfère à un ordre
spécifiquement religieux d'explication, à ce que nous
appellerons indifféremment un principe de causalité ou d'efficacité.
Rien de tel lorsque l'on rallume la flamme au soldat
inconnu. Ce rite produit des effets, sans doute, il ranime
des souvenirs, renforce la solidarité des Français, il émeut
ou il ennuie ; mais ce ne sont là que des effets
psychologiques qui se retrouvent en maintes circonstances.
Le rite laïc ne met ni ne prétend mettre en œuvre aucun
autre principe d'efficacité que ceux qui régissent le plus
banalement possible le monde ordinaire des hommes. Tout au
contraire, pour les fidèles, la messe ne saurait être
seulement un rite psychologiquement et socialement utile :
il met en œuvre quelque chose en plus, et c'est bien ce
« quelque chose en plus » qui fait pour ceux qui y croient
la dimension religieuse de cette cérémonie.
La
prière ne prétend certes pas mettre en œuvre par ses propres
moyens l'efficacité de Dieu, mais elle la sollicite. C’est
parce qu'elle fait appel à cette efficacité que c’est un
rite religieux. Nous dirons de même des autres rites propres
au christianisme ainsi que de ses dogmes. On ne peut
comprendre les uns ni les autres sans faire appel à la
notion de grâce, sans concevoir que Dieu puisse passer outre
les lois du monde qu'il a pourtant voulues mais qu'il peut
transgresser pour faire des miracles, sans concevoir qu'il
puisse mettre un terme à ce monde, qu'il puisse ressusciter
les corps, etc. Que l'on ne se méprenne pas, cette causalité
efficiente n'est pas simplement juxtaposée à côté
d'autres qui seraient matérielles ou techniques, politiques
ou idéologiques : elle les surplombe toutes, ayant eu la
faculté de les faire advenir (dans la création), comme elle
a celle de les congédier momentanément (dans la
transsubstantiation ou dans le miracle) ou définitivement (à
la fin du monde). Le principe d'efficacité qui est propre à
la religion est aussi le principe fondamental et dominant de
la vision religieuse du monde.
Qu'en est-il maintenant lorsque nous nous tournons vers
d'autres religions ? Les rites australiens d'intichiuma,
nous l'avons vu, mettent également en œuvre un principe
spécifique d'efficacité. Les hommes qui accomplissent ces
rites mettent en œuvre directement ce principe inscrit en
quelques sites privilégiés du monde actuel mais marqué par
le Temps du Rêve. Que ce principe soit spécifiquement
religieux, cela ne fait pas de doute : il est tout différent
de celui mis en œuvre par les Aborigènes dans des actions
techniques, lorsqu'ils chauffent une résine pour emmancher
une pointe de silex sur une hampe en bois ou lorsqu'ils
chassent. Cette spécificité se décèle à plusieurs indices.
D'abord en raison de cette référence nécessaire au Temps du
Rêve : la résine aussi vient du Temps du Rêve, tout comme
les animaux que l'on chasse, mais pour que la fabrication
soit réussie ou la chasse couronnée de succès, les
Aborigènes ne ressentent nullement le besoin d'évoquer le
Temps du Rêve. Il faut dénoncer à ce propos l'illusion,
tenace aujourd'hui encore en dépit des nombreux travaux des
anthropologues, qui voudraient que les peuples réputés
sauvages mettent partout dans leurs activités de la magie ou
de la religion ; à son encontre, il suffira par exemple de
rappeler que les Aborigènes australiens ont fort peu de
rites de chasse. La religion met en œuvre un principe de
causalité qui n’est réductible à aucun autre. Le second
indice qui nous fait parler de spécificité du principe
mobilisé dans les rites d'intichiuma provient de ce
que tout un chacun ne peut accomplir ces rites : seuls les
initiés le peuvent, ceux qui se sont ainsi longuement
préparés au cours de ces cérémonies fort complexes que nous
avons déjà évoquées. C'est un domaine réservé, un domaine à
part. Ainsi, ces rites témoignent bien de l'existence d'un
principe d'efficacité spécifique. Assurément, il est
différent de celui propre à la religion chrétienne en ce
qu'il ne provient pas de la toute-puissance divine, mais il
est néanmoins analogue dans son principe général qui est
qu’il ne peut être mis en œuvre par n’importe qui et
n’importe comment : il y faut un rite, c’est-à-dire le
respect d’une forme, qui seule est capable de la mettre en
oeuvre. Enfin, et ce sera notre troisième indice, cette
efficacité, surplombe ici encore toutes les autres parce
qu'elle commande la reproduction de la vie, celle des hommes
comme celle des espèces. Elle est ce qui fait que le monde
est monde et se perpétue comme tel.
Le
bouddhisme, par-delà la question des dieux et maints détails
qui le divisent, affirme uniformément l'inéluctabilité d'une
loi du monde et la possibilité pour le sage d'en sortir. Une
même notion d'efficacité se trouve à l'origine de sa vision
du monde : les fautes ou les mérites accumulés lors
des vies
antérieures (karma) déterminent la forme dans
laquelle chaque être va se réincarner au cours du cycle des
transmigrations (samsara). Le fait que l'on puisse
sortir de ce cycle renvoie à la même notion : il suffit que
les mérites soient suffisants. Cette conception de
l'efficacité, à la fois morale et ontologique, des actions
humaines est au cœur de la pensée bouddhiste. Il s'agit bien
d'une causalité spécifique, que l'on ne peut confondre avec
celle mise en œuvre, par exemple, dans une action technique
ou politique. Et elle est visiblement d'une plus grande
importance que toute autre puisqu'elle commande le futur de
chacun.
Il
n'est pas besoin de souligner à quel point les trois
religions que nous avons évoquées diffèrent. Ne serait-ce
que par les fins qu'elles se proposent : s'accorder avec
Dieu dans le christianisme, sortir du monde avec le
bouddhisme, ou au contraire le perpétuer dans les religions
australiennes. Chacune a sa vision du monde et organise ses
rites de façon très différente. Diffèrent également leurs
conceptions de la causalité qui régit le monde : dans le
christianisme, toute-puissance de Dieu qui est au-dessus des
lois parce qu'il les a créées ; dans le
bouddhisme, capacité
des hommes à déterminer leur avenir dans le cadre toutefois
de lois qui ne peuvent être abolies ; et dans les religions
australiennes, pouvoir d'une époque révolue à renouveler la
vie selon des formes éternelles et en fonction de traces
toujours présentes. Néanmoins, toutes ces religions ont
quelque chose en commun. Chacune est un ensemble organisé
de rites et de croyances qui suppose la reconnaissance d'un
principe spécifique d'efficacité qui structure sa vision du
monde et en même temps donne un sens à ses rites. Telle
pourrait être la définition générale d'une religion.
Nous
n'ignorons pas que cette définition est en partie
circulaire : la religion se définit par un principe
d'efficacité spécifiquement religieux. Mais il en va
souvent
ainsi dans les définitions premières et peut-être ne peut-il
en aller autrement. Si j'en crois ma vieille encyclopédie,
la chimie se définirait comme l'étude des corps chimiquement
purs. La chimie se définit par le chimique et la religion
(et son étude) par le religieux. Mais j'espère qu'on voudra
bien me concéder qu'en évoquant la notion d'efficacité j'ai
dit un peu plus qu'une pure tautologie, un peu comme le fait
la définition de la chimie en parlant de la pureté des
corps. Nous sommes par ailleurs conscient de l'insuffisance
de cette définition : il faudrait dire les particularités du
phénomène religieux pour mieux le distinguer d'autres
phénomènes, comme par exemple la magie qui ne se conçoit que
par référence à une efficacité spécifique analogue à celle
de l’efficacité religieuse tout en étant différente de la
religion. Telle serait, à notre avis, la démarche à suivre
dans un traité plus complet des religions. Cela conduirait
sans aucun doute à une révision importante de la définition
proposée. Mais, pour les fins limitées de cet essai, elle
suffira.
Dans
la tradition judéo-chrétienne, Dieu est éternel : il n'a ni
commencement ni fin. Les dieux des anciens Grecs étaient
immortels ; ils pouvaient sombrer dans le plus profond
sommeil sous l'emprise d'Hypnos mais Thanatos, la mort,
n'avait pas prise sur eux. Dans la mythologie de l'Inde, les
dieux (les deva) étaient immortels pour avoir conquis
la boisson d'immortalité, tandis que les démons (les
asura) devenaient mortels pour l'avoir perdue. Dans
l'épopée de Gilgamesh, peut-être une des plus anciennes
qu'il nous soit donné de connaître puisqu'elle a été
retranscrite par les assyriologues directement à partir des
tablettes babyloniennes datées du deuxième millénaire avant
Jésus-Christ, le héros part longuement à la recherche de
l'immortalité. En vain. La leçon est claire : un simple
humain ne peut accéder à ce qui est réservé aux dieux.
Partout, les dieux semblent se signaler par une certaine
capacité à perdurer.
On
connaît certes des dieux qui meurent. Tout d'abord, des
dieux qui meurent et qui renaissent, à propos desquels
Frazer, il y a déjà fort longtemps, avait réuni un important
dossier. Mais il y a aussi certains dieux qui meurent et qui
ne renaissent point. Ainsi le dieu Kingou, dans la
mythologie babylonienne, qui fut mis à mort par les autres
dieux en punition de ses fautes et pour créer avec son sang
le genre humain. Il y a aussi des mythologies qui envisagent
une fin du monde au cours de laquelle périront tous les
dieux. Ainsi la mythologie germanique, qui a fourni à Wagner
le thème principal de son Crépuscule des dieux. Il
n'importe, les dieux se caractérisent partout par une
certaine capacité d'immortalité. Ils peuvent mourir mais
peuvent aussi ne pas mourir, ce dont les hommes sont tout à
fait incapables. Et même s'ils doivent tous disparaître un
jour, ils auront duré pendant toute une période
mythologique, une ère entière, pendant un laps de temps sans
commune mesure avec la durée d'une vie humaine. C'est par
contraste avec les humains que cette propriété se saisit le
mieux : les dieux font preuve d'une propension à durer, ils
s'inscrivent toujours dans la temporalité d'une autre façon
que les humains. Ceci nous paraît fournir un premier élément
de définition des dieux.
Soulignons que cette capacité des dieux à s'inscrire dans la
longue durée se présente selon des modalités bien
différentes selon les religions. Le dieu monothéiste, réputé
éternel, n'a ni commencement ni fin : son être est
coextensif au temps, du moins au temps infini tel que nous
le concevons dans notre société. Les dieux des Grecs
(lesquels répugnaient à la notion d'infini) étaient
immortels mais avaient un acte de naissance. Du moins
étaient-ils immortels par essence ; les dieux de la
mythologie indienne l'étaient plutôt par accident, n'étant
pas immortels par nature mais ayant conquis cette propriété
au prix d'une âpre lutte avec les démons. Quelle qu'en soit
la raison, chacune de ces trois religions maintient
toutefois que ses dieux ne peuvent mourir ; les religions
babylonienne, aztèque et même germanique (avec Balder)
admettent au contraire que certains de leurs dieux puissent
mourir. L'immortalité n'est pas une propriété
universellement attachée à la notion de dieu, c'est
seulement une possibilité normale, une règle générale qui ne
souffre que de rares exceptions. Pour la religion
babylonienne, cela vaut jusqu'à la fin des temps ; mais pour
les religions aztèque ou germanique, cette règle ne vaut
qu'à l'intérieur d'une ère cosmique dont la fin marquera
aussi celle des dieux. Ainsi, chaque religion a sa façon
particulière d'inscrire ses dieux dans le temps, mais toutes
le font de façon à rendre manifeste l'écart qui les sépare
des simples mortels.
Cette conclusion nous amène à envisager un second élément de
définition. Le fait que les dieux puissent être immortels
paraît en lui-même moins significatif que le contraste qu'il
permet de mettre en évidence entre les hommes et les dieux.
Notre sentiment est que les dieux ne se définissent
bien que
par opposition avec les hommes. Or les dieux sont, dans
toutes les religions que nous venons d'examiner,
essentiellement supérieurs aux hommes. Les dieux n'existent
qu'en fonction d'une hiérarchie qui les place en position
supérieure par rapport aux hommes. Ils sont supérieurs par
leur qualité ontologique et par leur puissance. Mais c'est
encore trop peu de dire qu'ils sont supérieurs : ils
détiennent une puissance qui est sans commune mesure avec
celle à laquelle peuvent accéder les hommes. Aussi, rien ne
sert aux hommes de braver les dieux ; ils seront écrasés.
Mythes et croyances témoignent à foison de cette vérité : un
homme ne peut se mesurer à un dieu. Les dieux peuvent
parfois être mis à mort, mais jamais par des humains. Un
fossé sépare les uns et les autres. Dans la mythologie
babylonienne, les hommes ont été créés pour servir les
dieux. Dans la mythologie grecque, les hommes doivent offrir
des sacrifices aux dieux ; les dieux, quant à eux, ne
doivent rien aux hommes.
Il
nous semble finalement que ce que nous avons appelé la
capacité d'immortalité des dieux n'est rien d'autre qu'un
indice, mais un indice particulièrement clair, de l'immense
supériorité des dieux sur les hommes. Ce critère permet,
mieux que le premier, de définir ce qu'est le divin. Il est
de portée plus générale. Mais il est aussi plus performant.
Car les religions de par le monde nous entretiennent d'une
multitude de génies ou d'esprits qui semblent perdurer tout
autant que les dieux. Voici par exemple Sedna, esprit
féminin, selon les Eskimo (Inuit). La mythologie raconte sa
fin tragique et rend compte de son rôle actuel. Alors
qu'elle voyageait en mer avec son père, il la jeta
par-dessus bord ; comme elle s'accrochait avec ses deux
mains à l'embarcation, son père lui coupa les doigts les uns
après les autres jusqu'à ce qu'elle sombre au fond de la mer
où elle réside aujourd'hui. De ses doigts amputés naissent
encore aujourd'hui les mammifères marins. De surcroît, elle
est censée contrôler tout le gibier maritime, ce qui en fait
une figure centrale des religions eskimo. Lorsque les hommes
ont commis quelque faute, elle retient le gibier au fond de
la mer. Les « péchés » des hommes sont comparés à des
excréments qui tombent au fond de la mer et viennent
s'enchevêtrer dans la longue chevelure de Sedna. Pour
remédier à la chose, les Eskimo disposent de plusieurs
rites, dont celui dit de « la confession publique des péchés
». Mais ces moyens peuvent se révéler insuffisants. Le
chamane doit alors intervenir, prendre son tambour, entrer
en transe et aller rejoindre la maîtresse des animaux marins
au fond de la mer. Le voyage chamanique est bien résumé par
Lot-Falck (1963) qui qualifie Sedna de « déesse de la mer
» :
« Les obstacles sont nombreux. Sur la
plaine qui s'étend au fond de la mer roulent des blocs
errants. Plus le chamane est illustre, plus facile lui sera
la route. A la porte de la déesse, un cerbère – parfois son
mari-chien – monte la garde, plus loin le père de Sedna
cherche à agripper l'intrus. A l'égard de la déesse même, le
chamane emploie tantôt la douceur, tantôt la violence. Il
démêle et purifie sa chevelure, envahie par les péchés des
hommes à l'odeur suffocante, il l'apaise par des excuses et
des engagements, mais il lui arrive aussi de la capturer à
l'aide d'un crochet et de la hisser jusqu'à la surface, ne
la relâchant que sous condition. Pour libérer les animaux
qu'elle se refuse à livrer, il répète parfois le geste
initial de couper les phalanges de la déesse. »
Disons-le tout net, un tel traitement nous paraît
incompatible avec la dignité divine. Le chamane n'est certes
pas un homme ordinaire, il a plus de pouvoirs (au sens
religieux de pouvoir spirituel) que les autres ; néanmoins,
ce n'est qu'un humain. Et les humains ne disposent pas,
partout où la notion de dieu à un sens, du pouvoir de
contraindre les dieux contre leur gré. Chaque fois que les
humains ont ce pouvoir, nous dirons qu'il s'agit d'esprits –
peut-être d'esprits importants et puissants, peut-être d' «
esprits-maîtres » comme les ethnologues se plaisent à
appeler ceux qui maîtrisent une région du monde ou certaines
espèces animales – mais pas de dieux.
Une
puissance qui excède toujours et largement celle des hommes,
quels qu'ils soient, voilà ce qui nous semble être le propre
des dieux. Non pas que la puissance qui leur est attribuée
ne soit éminemment variable d'une religion à l'autre. Ainsi
la toute-puissance n'est-elle probablement un attribut divin
que dans les seules religions monothéistes. De même, le fait
que le Dieu chrétien soit au-dessus des lois du monde parce
qu'il les a lui-même créées et peut donc les abolir ne
saurait être une caractéristique générale ; même les très
puissants dieux grecs ne pouvaient modifier le destin tel
qu'il avait été arrêté par les Moires, trois sœurs jouant le
même rôle que les Parques chez les Romains. Est-il besoin
d'insister sur ces variations ? Entre toutes ces conceptions
différentes du divin, nous n'avons cherché que le plus petit
commun dénominateur.
Nous
sommes pleinement d'accord avec Hubert et Mauss lorsque,
dans un essai resté célèbre en dépit de son ancienneté
(1899), ils insistaient sur le fait que le sacrifice
comportait nécessairement trois termes. En effet, tout rite
sacrificiel comprend : 1) un homme ou un groupe d'hommes qui
offre le sacrifice, c'est le sacrifiant (à ne pas confondre
avec le sacrificateur, prêtre ou spécialiste qui contrôle la
conformité du rite) ; 2) une victime, le sacrifié ; et 3) un
ou plusieurs dieux auxquels le sacrifice est offert. Qu’un
seul de ces trois éléments vienne à manquer et ce n'est pas
un sacrifice.
Au
surplus, le sacrifice implique une certaine violence, une
destruction. On tue un animal ou un être humain ; plus
rarement on détruit un végétal ou encore
une chose. La
destruction doit se faire dans le cours du rituel ; en
réalité, le moment crucial du sacrifice est celui de cette
destruction. Aussi le chasseur qui, après une chasse
ordinaire, prélève une partie de la bête abattue pour
l'offrir à une entité surnaturelle fait-il une offrande,
nullement un sacrifice.
Au
cours d’un sacrifice, quelque chose est offert à un dieu ou
à une autre entité spirituelle – nous admettons qu'il puisse
s'agir d'un esprit, d'un génie ou d'un ancêtre, ce point
n'étant pas ici en cause. Les hommes en attendent quelque
bienfait en retour et quoique cette attente puisse être
déçue, le rite s'inscrit toujours à l'intérieur des échanges
qu'entretiennent entre eux les dieux et les hommes. L'idée
de transfert est essentielle : le sacrifice est toujours
adressé, a toujours un destinataire. Sinon, ce n'est pas un
sacrifice. Ainsi ne l'est ni la mise à mort du taureau à
l'issue de la corrida, ni l'abattage rituel des bêtes de
boucherie qui vise seulement à procurer aux hommes une
viande pure et conforme aux prescriptions religieuses. Au
cours d’un sacrifice, c'est toujours la bête ou la chose
tout entière qui est offerte au dieu destinataire – le fait
que ce dieu puisse ne pas tout consommer, pour s’en réserver
seulement une part pour laisser le reste aux humains, est un
fait secondaire qui n’annule pas ce trait fondamental et
intrinsèque à tout sacrifice que la chose ou la bête est
offerte toute entière. Que l'on s'ouvre une veine ou que
l'on s'entaille une partie du corps pour en offrir le sang
aux divinités, ainsi que cela se pratiquait dans le monde
malais et chez les anciens Maya, ce n'est pas un sacrifice
dans la mesure où la victime reste en vie ; l’idée même
d’une offrande de la victime toute entière en est absente ;
c'est tout au plus un rite de purification ou une offrande
sanglante. Un sacrifice est donc un type bien particulier
d'offrande dont l'enjeu est toujours une vie ou, ce qui
revient au même, un être vivant tout entier.
Dans
ce rite à trois termes, nécessairement se jouent deux
oppositions. La première, entre les hommes et les dieux :
rapport hiérarchisé s'il en est. D'autres que les dieux
peuvent être les destinataires du sacrifice, mais il s'agit
alors d'esprits puissants ou redoutables ; on n'offre pas de
sacrifice aux petits lutins de la forêt. On ne fait de
sacrifice que pour des entités surnaturelles imposantes dont
on reconnaît la supériorité foncière, fût-elle matérielle ou
morale. La seconde opposition est celle entre les hommes et
leurs victimes. Ces dernières sont le plus souvent des
animaux domestiques, mais peuvent également être des hommes.
Comparé au sacrifice animal, le sacrifice humain reste rare
dans le monde, mais il est significatif. Qui en sont les
victimes ? Des prisonniers de guerre chez les Aztèques et
les peuples avoisinants, chez les Chinois de la période
Shang, chez les anciens Germains ou chez les Gaulois, encore
des captifs de guerre dans les tribus d’Asie du Sud-Est, en
Assam et dans maintes populations africaines en dehors des
régions islamisées, mais surtout des esclaves et peut-être
encore des déclassés ou les membres des classes très
inférieures en Polynésie. Partout, des gens marqués au sceau
de l’infamie, des exclus (les esclaves) ou des vaincus. Des
inférieurs, donc, mais il ne suffit pas de parler
d’infériorité : ce sont partout des dépendants et des
dépendants extrêmes puisqu’on peut leur ôter la vie. Ils
dépendent de leurs maîtres pour leur vie même. Remarquons
qu’il en va tout autant des animaux domestiques, que l’on
peut tuer en toute légitimité, soit pour s’en nourrir, soit
pour les offrir aux dieux ou aux esprits. Entre les hommes
(les sacrifiants) et les victimes (les sacrifiés) se joue
donc un rapport qui est à la fois hiérarchique et de
dépendance, une dépendance que l’on dira vitale – au sens où
la vie de ces dépendants dépend de leurs maîtres.
Peut-être, en ce point de notre exposé, le lecteur
formera-t-il cette objection : on connaît des cas
d’autosacrifice. Et ces cas, poursuivra-t-il, réfutent notre
dernière assertion puisque le sacrifié, s’y trouvant être le
même que le sacrifiant, ne saurait lui être inférieur. Par
exemple, le petit dieu aztèque, Nanahuatzin, dit le « dieu
pustuleux », s’offre en sacrifice en se jetant dans le feu
pour que naisse le soleil. Mais, ce cas est purement
mythique. De même que tous les autres auxquels nous pouvons
penser, peu différents à vrai dire de l’autosacrifice du
Christ. Dans la pratique, c’est-à-dire la pratique réelle de
la société dans laquelle se font les sacrifices, il n’y a
pas, ou pratiquement pas, d’autosacrifice. Et l’on ne peut
raisonner sur la pratique à partir de la mythologie dont le
propre est toujours d’imaginer des situations limites, des
situations impossibles dans lesquelles s’abolissent les
distinctions de la réalité. Même dans ces mythologies,
d’ailleurs, on retrouve l’idée d’infériorité : le petit dieu
« pustuleux » qui s’offre en sacrifice est un dieu
inférieur ; Kingou, dont nous avons déjà parlé, est sacrifié
par les autres dieux de la mythologie babylonienne, mais
c’est un dieu vaincu, et un mauvais dieu. Pas le Christ,
dira-t-on. Voire. C’est le fils qui s’offre en sacrifice
pour le Père. Et ce n’est pas pour rien que le thème du
sacrifice du fils ou de la fille (Jacob dans la tradition
hébraïque, Iphigénie dans l’épopée homérique) revient comme
un leitmotiv lancinant dans l’imaginaire de l’humanité
ancienne : c’est que ces sociétés ont souvent doté le père
d’un droit exorbitant sur le fils, analogue au droit de vie
et de mort dont le paterfamilias jouissait sur ses
enfants dans la Rome antique, un droit qui faisait
absolument du fils un dépendant en tous les sens du terme,
dépendant du père pour sa vie même.
Une
réflexion élémentaire sur la façon dont les hommes voient
les animaux conduira aux mêmes conclusions, car c’est
seulement là où ils les voient comme foncièrement inférieurs
aux hommes que se rencontre le sacrifice animal. Les mythes
sont parfois explicites sur ce point. Ainsi un mythe grec
raconte comment les bovins avaient mangé l'offrande,
purement végétale à l'origine, déposée sur l'autel des
dieux : en punition de ce sacrilège, ou tout au moins de cet
acte d’impiété manifeste, ce seront eux désormais qui seront
offerts en sacrifice. Il paraît significatif à cet égard que
dans bien des régions d'Amérique du Nord où rien ne témoigne
de l'infériorité animale (au contraire, les hommes tirent
leurs pouvoirs de ceux dont sont investis les animaux), on
ne rencontre pas de sacrifice. Ou alors, seulement le
sacrifice du chien, comme chez les Iroquois ou dans les
Plaines : mais le chien est partout ou presque tenu pour un
être impur, sinon abominable, dépendant d’ailleurs des
hommes.
Telles nous paraissent être les caractéristiques principales
du rite sacrificiel : s’y jouent deux rapports
hiérarchiques, et au moins un rapport de dépendance. Sa
structure ternaire correspond à une vision du monde
hiérarchisée en trois étages : tout en haut, des dieux à qui
l'on offre des vies en sacrifice ; tout en bas, des êtres
voués à la mort sacrificielle, c’est-à-dire dont il est
légitime de prendre la vie ; et, en position intermédiaire,
les hommes qui sacrifient. Trois catégories d'êtres, trois
strates qui semblent séparées par un écart de même
amplitude, égal pourrait-on dire à la valeur d'une vie : car
c'est bien ce que donnent les hommes aux dieux tout autant
que ce qu'ils prennent à leurs victimes. Entre les deux
strates inférieures (les hommes et leurs victimes), se joue
un rapport de dépendance. Dira-t-on plus, que ce même
rapport se joue entre les deux strates supérieures, entre
les hommes et les dieux ? Ce serait aller trop loin que de
l’affirmer catégoriquement, d’en faire une vérité vraie
partout et toujours, d’autant plus que la notion
sociologique de dépendance ne s’applique que de façon
métaphorique à l’égard d’êtres imaginaires. Mais tout le
suggère. Le parallèle que nous avons établi entre les deux
rapports – pareillement séparés par l’écart d’une vie. Et
aussi l’idée que l’on n’offre en sacrifice qu’à des entités
importantes, des dieux, des esprits ou des ancêtres dont
finalement les hommes dépendent dans leur vie même.
Le
cas, précédemment évoqué, de Sedna, « maîtresse » des
animaux marins chez les Inuit, servira de contre-exemple.
L'esprit de notre temps répugne au sacrifice et n'y voit que
violence, à la fois injustifiable et incompatible avec la
vraie religiosité. Deux religions au
moins, parmi celles qui
sont les plus répandues dans le monde actuel, le
christianisme et le bouddhisme, dénient toute légitimité à
la pratique sacrificielle. Le judaïsme y a renoncé aux
alentours du 1er siècle après J.-C., alors même
qu’il le tenait auparavant pour une pratique importante,
sinon fondamentale. Toutefois, celle-ci persiste dans
l'Islam et dans l'hindouisme. L'Afrique Noire pratique le
sacrifice. A vrai dire, tous les peuples de l'Ancien Monde
semblent l'avoir pratiqué à quelque moment de leur histoire.
Citons seulement les Grecs et les Romains, les barbares tout
autour, les peuples de la steppe, ceux du Proche-Orient
ancien, ainsi que les Indiens de la période védique et les
Chinois de l'Antiquité. Il est tout à fait certain que le
sacrifice est une pratique religieuse fondamentale et que,
même si elle ne l'est plus aujourd'hui pour maintes
religions, elle fut autrefois une pratique largement
répandue.
Mais
elle n'est pas et ne fut jamais une pratique universelle.
Nous n'aurions pas besoin d'y insister si l'on ne
rencontrait trop souvent des affirmations contraires. Or les
données ethnologiques sont parfaitement claires : tant en
Océanie qu'en Amérique, de larges régions n'ont jamais
pratiqué le sacrifice. Ce sont l'Australie, la
Nouvelle-Guinée et la plus grande part de la Mélanésie,
l'Alaska, la presque totalité du Canada, toute la partie
ouest des États-Unis, les basses terres amazoniennes, les
Pampas et la Patagonie jusqu'à la Terre de Feu. A vrai dire,
on ne peut qu'être frappé par la corrélation très évidente
qui existe entre l'absence de sacrifice et le caractère non
étatique de la société. Toutes les régions que nous avons
énumérées sont sans conteste des sociétés sans Etat. A
l'inverse, il n'est pas inutile de jeter un rapide coup
d'œil sur les régions où se rencontre le sacrifice. En
Océanie, c'est le cas de la Polynésie, et il s'agit de
puissantes chefferies, de royautés, de sociétés fortement
stratifiées, proto-étatiques sinon étatiques. En Amérique du
Sud, c'est l'empire inca qui s’étend sur presque toute la
cordillère, ce sont aussi les chefferies imposantes du
domaine circum-caraïbe ; au Mexique, c'est l'Etat aztèque
et, bien avant, de multiples sociétés dont on a quelque mal
à imaginer qu'elles n'auraient pas été étatiques ; à l'est
des Etats-Unis, ce sont probablement des sociétés révélées
seulement par l'archéologie, mal connues, dont les centres
cérémoniels sinon urbains évoquent ceux de la Méso-Amérique
ancienne.
Si
nous ajoutons que presque tous les peuples d’Afrique et
d’Eurasie ont connu le sacrifice et qu'ils ont presque tous
vécu dans des sociétés étatiques, la corrélation entre Etat
et sacrifice paraît nette. Néanmoins, il ne s'agit pas d'une
corrélation stricte. L'aire de distribution du sacrifice
déborde celle des Etats : au sud des Inca comme dans le nord
du Mexique, des peuples probablement jamais intégrés à aucun
empire pratiquaient le sacrifice ; de même, certains Indiens
des Etats-Unis et du Canada, comme les Pawnee et les
Iroquois ; de même enfin, les tribus de l'Asie du Sud-Est –
et c'est là une des raisons qui nous ont fait choisir cette
région comme un des exemples du présent essai. Sans parler
de l'Afrique, où le sacrifice se rencontre dans toutes les
sociétés lignagères (le contraire des sociétés étatiques
selon les vues classiques), ni de l'Europe ancienne, dont il
n’est pas certain que toutes les sociétés furent étatiques
(en particulier les Germains dont parle Tacite). Comment
expliquer ce débordement ? Doit-on y voir un simple
phénomène de diffusion, une pâle imitation des mœurs et
coutumes des Etats voisins, mais limitée à la sphère
rituelle ? Ou bien, doit-on considérer que l'adoption de la
pratique sacrificielle est un de ces traits qui préparent la
société, et la préadaptent en quelque sorte, à sa prochaine
transformation en Etat ?
En tout
cas, la signification de cette corrélation semble claire. Si
le rite sacrificiel renvoie bien, comme nous l'avons
soutenu, à une vision du monde organisée pour l’essentiel
autour des notions de hiérarchie et de dépendance, il n'est
pas étonnant de la rencontrer dans les sociétés
étatisées.
Tout Etat implique hiérarchie : l’Etat, qu’il s’incarne dans
la personne d’un roi ou représente la totalité des citoyens
comme dans la démocratie antique ou moderne, est au-dessus
de ses sujets ou des citoyens. Ils lui doivent obéissance,
et la « raison d’Etat », selon l’expression consacrée,
l’emporte sur toute autre raison, toutes celles qui peuvent
tenir aux droits des sujets ou des citoyens. L’Etat a, dans
la plupart des cas, le droit de leur demander leur vie pour
défendre son intégrité : roi ou instance abstraite, l’Etat
surplombe ses membres de toute sa hauteur et peut exiger le
sacrifice de ses fils pour sa propre défense. Nul Etat sans
dépendance, ainsi que le marque bien la vieille formule – et
en même temps la définition la plus courante et la plus
sensée de l’Etat – de Max Weber : l’Etat n’est,
fondamentalement, rien d’autre que le monopole légitime de
la violence. C’est dire que chacun en dépend : nul ne peut
se faire justice lui-même. Personne ne peut plus dans une
société étatique mettre en œuvre lui-même la violence, alors
que c’était précisément ce que faisait, et en toute
légitimité, tout un chacun, groupe ou individu, dans une
société non-étatique pour faire valoir ses droits, en
recourant à la vendetta. L’idée même d’Etat implique celle
de dépendance, et une dépendance générale des corps de la
société civile vis-à-vis de l’instance politique qu’est
l’Etat. Il nous paraît significatif que le rituel religieux
exprime la même idée, dans la pratique sacrificielle. |