livres

 
 

Lire la quatrième de couverture

 

2006

 

 Des dons et des dieux : Anthropologie religieuse et sociologie comparative.

 

Paris : Errance, 160 p.,

2ème édition, révisée, première édition Armand Colin 1993

 

Ci-dessous l’avant-propos et le premier chapitre.

 

 

 

 

Avant-propos

 Qu'il existe une intime connexion entre croyances religieuses et institutions sociales, l'idée n'est pas nouvelle. Fustel de Coulanges, Durkheim, Max Weber, parmi bien d'autres, se sont essayé à le montrer, chacun avec sa méthode propre, chacun sur des données différentes. L'idée d'une correspondance entre religion et société est presque congénitale aux sciences sociales ; en retracer le développement nous conduirait à réécrire l'histoire de ces sciences. C'est d'ailleurs là une idée d'évidence, dont notre vocabulaire porte témoignage. La foi, qui pour l'homme d'aujourd'hui n'évoque plus que la croyance en Dieu, était bien autre chose au Moyen Age : c'était un des rituels par lesquels un homme devenait le vassal d'un autre, promettant « en sa foi » de lui être fidèle. On était le fidèle de son Dieu tout comme on l'était de son seigneur ; la relation de fidélité était laïque tout autant que religieuse. Et ce même terme de « seigneur », dominus, s'appliquait au Seigneur d'En Haut comme à celui d'en bas, maître plus ou moins puissant d'une seigneurie. Cette correspondance, sinon cette identité, entre les formes de l'engagement religieux et celles de l'engagement social, se poursuit au-delà du vocabulaire jusque dans la gestuelle : les mains jointes, qui n'ont plus guère aujourd'hui qu'une signification religieuse, s'intégraient pendant la période médiévale au rituel d'engagement vassalique, le dépendant joignant les mains dans celles de son seigneur en signe de soumission. La vision chrétienne du monde, en affirmant que tous les humains étaient dépendants d'un Maître universel, était bâtie à l'image du monde social dans lequel la plupart des hommes étaient dépendants d’un maître ou d’un autre.

Il n'est guère difficile de trouver ici et là, en dehors du monde occidental, des indices allant dans le même sens. Le grand sinologue Henri Maspero (1971 : 62) rapporte le fait historique suivant : lorsqu'un haut fonctionnaire, célèbre par son équité et sa droiture, fut sur le point de mourir, le bruit courut qu'il allait devenir le dieu des enfers, c'est-à-dire remplacer dans ce poste celui qui l’avait tenu jusqu'alors. Cette anecdote marque bien la distance qui sépare les religions chinoises des nôtres, non seulement parce que là-bas les hommes peuvent devenir des dieux, mais plus encore parce que les dieux semblent n'y être que des fonctionnaires, qui n'obtiennent d'ailleurs leurs positions qu'en fonction de leurs mérites. Tout cela correspond trop évidemment au caractère bureaucratique de l'ancienne société chinoise pour qu'il soit nécessaire d’y insister plus longtemps. Citons encore l'admirable travail conduit par plusieurs chercheurs sous la direction de Charles Malamoud (1980 ; 1988) à propos de la dette en Inde et en Extrême-Orient. La conclusion qui s'impose avec force à la lecture des essais consacrés au monde indien est, comme le souligne Malamoud, que la dette y est « la forme prototypique du lien social » : les relations sociales, contractuelles ou de domination, s'organisent autour de la notion de dette, et les différentes formes de dépendance et d'esclavage se conçoivent comme des formes d'endettement, provisoire ou permanent. Or cette notion de dette, qui paraît si cruciale dans la vie sociale indienne, l'est non moins dans la théologie hindoue. Selon la théorie brahmanique, en effet, et c’est le principal mérite du travail de Malamoud de l’avoir montré, l'être humain naît au monde avec trois, sinon quatre dettes : vis-à-vis des ancêtres, des sages et des dieux. « Tout être en naissant naît comme une dette... » disent les textes brahmaniques, et la dette est constitutive de la nature humaine un peu comme le péché originel l'est selon la théologie chrétienne. Autre société, autre métaphysique.

Nous pensons qu'il s'agit là d'une loi sociologique générale. Une loi qui peut être formulée ainsi : il existe une étroite analogie entre la forme de la religion et la forme de la société.

Il est hors de question de songer à vérifier en toute généralité le bien-fondé de cette loi. La tâche excède visiblement la taille d'un simple essai, comme elle excède les forces d'un chercheur individuel. Non seulement il faudrait passer en revue les différentes sociétés et religions qui se rencontrent dans le monde, mais encore faudrait-il être capable de définir avec précision, pour chaque type de société, les principes qui la structurent ; il faudrait de plus être capable de faire la même chose pour les religions. Car c'est seulement à ce prix que nous pourrons montrer l'existence d'une correspondance à la fois précise et globale entre société et religion, en montrant qu'elles sont d'excellentes descriptions ethnographiques, historiques ou sociologiques, mais il ne semble pas qu'en leur état actuel les sciences sociales soient armées pour mener à bien une telle tâche. Ni qu’elles témoignent de leur désir de se lancer dans une entreprise théorique d’une telle ampleur.

Notre propos, bien que nous l'inscrivions dans ce que nous pressentons comme une loi générale, restera plus modeste. Il est doublement limité. D'une part, il l'est quant à sa thématique : des religions et des sociétés que nous avons choisi d'étudier, nous n'avons retenu que l'aspect du don ou de l'offrande. Ce thème court à la fois dans les sociétés et dans les religions : les hommes donnent à d'autres hommes et, ce faisant, créent entre eux des liens ; ils donnent leurs filles à marier ; de même, ils offrent des sacrifices aux dieux pour leur plaire ou pour s'en assurer l'alliance, ils offrent aux ancêtres, aux génies ou aux esprits. Échanges entre les hommes, échanges entre les hommes et la surnature, tel est l'objet propre de cette étude. D'un autre côté, nous l'avons limitée à trois ensembles de sociétés, dont chacun est pris sur un continent différent. Les trois ensembles retenus sont les sociétés aborigènes d'Australie, celles d'Amérique du Nord (au nord du Mexique) et les sociétés « tribales » d'Asie du Sud-est (concernant cette région, l'opposition entre les « tribus » et les royaumes ou principautés est traditionnelle). Toutes ces sociétés sont des sociétés primitives, sans écriture et sans Etat, relevant du champ classique de l'ethnologie.

Plusieurs raisons ont présidé à ce choix qui, comme tout choix, contient néanmoins sa part d'arbitraire. Le présent travail étant centré sur le don, il se devait de prendre comme exemple des sociétés dans lesquelles ce phénomène est prédominant. Celles de la Côte nord-ouest de l'Amérique du Nord, avec le très célèbre potlatch, en constituent l'illustration la plus fameuse. D'autre part, envisageant le don sous toutes ses formes, non seulement le don des choses mais aussi ce que l'on désigne couramment en anthropologie sociale comme le « don des femmes », il nous fallait prendre un exemple parmi les sociétés pratiquant l'échange généralisé – à propos desquelles cette expression est courante. La plus connue est certainement celle des Kachin de Birmanie, qu'il convenait de resituer au sein de l'ensemble des tribus d'Asie du Sud-Est. Enfin, si nous avons choisi l'Australie comme troisième exemple, c'est en tout premier lieu parce que nous y avons déjà consacré quelques travaux. Elle est d'ailleurs significativement différente des deux autres.

Ainsi limité, le présent essai se voudrait une contribution à l’établissement de cette grande loi sociologique sur l’analogie entre forme de la religion et forme de la société. Nous laisserons au lecteur le soin de juger si nous avons rempli notre contrat ou si au contraire nous avons envisagé la religion sur une base trop étroite. Tout au moins espérons-nous qu'il concèdera que nous nous sommes placés au cœur du phénomène religieux : les faits australiens nous ont amené à redéfinir la religion, et nous avons discuté du sacrifice et des offrandes tout autant que de l'essence de la divinité. Nous n'avons présenté, il est vrai, aucune théorie globale ni des religions australiennes, ni de celles d'Amérique, encore moins de celles des tribus de l'Asie du Sud-Est. Tel n'était pas notre propos, mais nous espérons avoir débroussaillé le terrain en vue de telles théories globales. Sur une question aussi complexe que celle des religions australiennes, si difficiles à théoriser parce que si éloignées de nos propres conceptions religieuses, les trois chapitres que nous y consacrons ici ne sauraient suffire. Ni même les quelques articles et l'ouvrage que nous avons déjà publiés à leur propos. Nous ne prétendons nullement que le sujet soit épuisé : ces religions primitives sont extrêmement complexes et, sous cet aspect, ne le cèdent en rien aux vieilles querelles théologiques de notre Moyen Age sur le mystère de la Sainte Trinité ou de la transsubstantiation. N'est véritablement simple que l'esprit de qui croit que ces religions primitives le sont. Aussi nous estimerions-nous heureux d'avoir seulement pu écarter certaines préconceptions fausses à l'égard de ces religions.

Quant à l'intérêt de notre démonstration, il n'apparaîtra probablement qu'à ceux qui se départiront de l'idée qu'à côté du monde moderne, du monde médiéval, du monde antique, ou du monde chinois, etc., il y aurait un monde primitif. Il faut au contraire maintenir qu’il existe des mondes primitifs, le monde australien étant par exemple aussi différent – plus peut-être – du monde amérindien que le nôtre l'est du monde antique. C'est encore ce que vise à montrer cet essai : ne voit-on pas que les religions australiennes sont organisées sur de tout autres principes que celles d'Amérique ? Cette différence quant aux religions est patente ; elle se voit également, quoique d'une façon légèrement plus difficile, dans la parenté et dans l'économie. Et si l'on s'avise, après la lecture de cet essai, que l'on ne peut plus parler des sociétés primitives comme d'un tout unique et indifférencié, nous aurions atteint l'un des buts que nous nous étions fixés.

Ces différences sont essentielles à notre propos. Nous n’avons rien à dire d'universel sur les hommes, sur les raisons qu'ils ont de croire ni sur les motifs qui les poussent partout à vivre en société. Les lois que nous pouvons dégager de l'observation des variations – lois seulement probables dans l'état actuel de nos disciplines – paraîtront d'autant mieux assurées que ces variations sont importantes. Il en va un peu comme dans la méthode des tests en statistiques : si l'on prend un échantillon dans une seule et même catégorie, ou seulement dans certaines, le résultat ne risque guère d’être représentatif de la population dans sa totalité. C'est pourquoi les trois exemples sélectionnés dans cet essai l'ont été parmi des mondes que nous considérons comme entièrement différents : de l'Australie, sans dieux, ni offrandes, ni prière, à l'Asie du Sud-Est qui pratique le sacrifice, la distance est extrême, l'Amérique se situant comme sur une zone médiane. Bien que ce ne soit là que des exemples, de la façon dont ils sont distribués, nous espérons que leur examen puisse avoir valeur de test significatif.

 

 

Chapitre 1 : introduction à l'étude des religions

 
 
Qu'est-ce qu’une religion ? – des pratiques autant que des  croyances

 

Le problème de savoir comment définir la religion a déjà fait couler tellement d'encre que l'on hésite à s'y aventurer de nouveau. Toutefois, il serait plus aventureux encore de s'engager dans une réflexion sur la religion sans nous être mis d'accord au préalable sur ce que nous devions entendre par ce terme.

Toute définition est en partie arbitraire mais se doit au moins, si elle veut être intellectuellement satisfaisante, d'être générale. Sous cet aspect, la pire définition qu'on puisse rencontrer est probablement celle qui en ferait la croyance en un ou plusieurs dieux. Une telle formulation correspond certes à ce que nous avons en tête aujourd'hui en Occident, mais elle n'est visiblement pas générale.

Tout d'abord, il n'est pas du tout évident que la croyance (le fait de croire, le credo) représente l'élément essentiel de toute religion. Je n'en veux pour preuve que ce que dit un spécialiste comme Scheid (1985 ; 1989) à propos de l'antique religion romaine. Cette religion n'était définie par aucun credo, sa théologie restait peu élaborée et elle n'accordait que peu d'importance à la doctrine. Sans doute l'ancien Romain croyait-il aux dieux de la cité, aux mânes de ses ancêtres, aux diverses divinités qui peuplaient l'univers romain ainsi qu'à beaucoup d'autres dieux provenant de l'Orient, mais ce n'étaient pas ces croyances qui lui conféraient la qualité d'homme religieux, c'étaient ses actes. Être religieux dans la Rome antique, c'était, comme le souligne si fortement Scheid, accomplir les rites religieux. Et lorsque, vers la fin du IVe siècle, les sacrifices furent interdits par décret impérial, c'en fut fini de l'antique religion romaine. Les chrétiens, à l'inverse, se sont toujours définis par leur credo qui reproduisait le premier symbole des apôtres. L'Église chrétienne n'a cessé d'énoncer des dogmes, de parfaire une doctrine dont bientôt on ne put changer un mot sans être hérétique. Elle a développé l'exégèse et la théologie. Cette prolifération du discours du côté des fidèles répondait à l'importance du Verbe et de la Révélation du côté divin ; la croyance, inséparable de son expression verbale, devenait l'élément décisif de cette religion. C'est là un trait propre au christianisme ou, disons, à quelques-unes de ce qu'il est convenu d'appeler les « grandes » religions. Pour nous encore, de nos jours, être religieux c'est croire en Dieu, mais ce n'est que la conséquence de presque deux millénaires de façonnage de la mentalité religieuse par le christianisme. Pourquoi serait-ce généralisable ?

Déjà l'exemple de la Rome antique nous a donné à penser que cela ne l'était pas. Qu'en est-il lorsque nous rejoignons ces mondes exotiques des sauvages océaniens ou américains ? Les ethnologues, au moins ceux d'antan qui découvraient toutes choses avec une fraîcheur candide, se sont étonnés de l'imprécision des croyances chez les peuples qu'ils étudiaient. S'agissait-il de la survie après la mort, de la nature de l'âme humaine, du nombre des dieux ou de ceux que l'on tenait pour tels, de l'organisation du panthéon ou des mythes dont les récits comportaient plusieurs variantes, les opinions différaient au sein de la même tribu. Ces croyances paraissaient bien vagues et ceux qui étaient censés les professer bien peu intéressés à leur donner une formulation précise. De telles conclusions n'étaient pas en elles-mêmes erronées ; c'était bien plutôt la méthode utilisée et l'approche des phénomènes religieux qui étaient inadéquates : il est vain, en effet, de vouloir traduire ces religions selon des discours analogues à ceux que nous tenons sur notre propre religion. L'homme amérindien ou l'Aborigène australien ne vient pas au-devant de l'ethnologue avec un corps de doctrine bien organisé en fonction de quelques propositions fondamentales ou bien, s'il le fait aujourd'hui, c'est pour témoigner de sa spécificité et de ce qu'il n'a pas les mêmes croyances que celles de l'ethnologue, des missionnaires ou des blancs. Si nous cessons de rechercher la doctrine ou la croyance là où elle n'est pas forcément formulée, si nous nous contentons d'observer la vie religieuse telle qu'elle se déroule, nous rencontrerons – et faut-il préciser : dès les premiers rapports ethnographiques —, une prolifération de rituels, aussi contraignants que précis, d'une complexité formidable et parfaitement organisés. Prenons le seul exemple des Aranda d'Australie centrale, étudiés dès la fin du XIXe siècle par Spencer et Gillen (1899).

Chaque individu masculin passe par une longue série de rituels d'initiation. La toute première phase, qui a lieu à la puberté et s'achève par la circoncision, dure plusieurs jours. La dernière phase, qui intervient lorsque les individus sont dans la force de l'âge et qui se fait en groupe, dure, tout au moins dans le cas qui nous est décrit, quatre mois entiers, au cours desquels il ne se passe pas un seul jour sans qu'il y ait une ou plusieurs cérémonies. Chacune de ces cérémonies est conduite conformément à un modèle traditionnel qui plonge ses racines dans ce qu'il est convenu d'appeler le Temps du Rêve, que l'on peut assimiler en première approximation à une époque mythique primordiale. Beaucoup de ces cérémonies ne font que reproduire différentes péripéties de cette époque. Chacune a un nom, correspond à un mythe que l'on se doit de connaître, suppose une longue préparation au cours de laquelle les acteurs se peignent le corps et fabriquent les objets qui seront utilisés dans la représentation rituelle. Certaines de ces cérémonies mettent en jeu un ou plusieurs objets sacrés qui doivent être manipulés selon certains codes et seulement en certaines circonstances. L'ensemble de ces rites d'initiation n'est en réalité qu'un préalable qui permettra à l'initié d'accéder à la vie religieuse sous tous ses aspects, car beaucoup ne doivent pas être révélés aux non-initiés, c'est-à-dire aux femmes et aux enfants. Les hommes initiés de la tribu des Aranda pourront donc voir les objets sacrés mais aussi et surtout accomplir les très fameuses cérémonies d'intichiuma. Ces cérémonies sont plus brèves que celles de l'initiation dont nous avons vu qu'elles occupaient un temps considérable. Néanmoins ce sont elles, sans conteste, qui sont les plus importantes : elles ont pour but de perpétuer la vie des espèces animales ainsi que celle des hommes. Ce but est très clairement affirmé à la fois par les Aranda et par les autres tribus australiennes à propos desquelles nous disposons de bonnes descriptions ethnographiques. Nous aurons l'occasion de reparler de ces très importantes cérémonies. Disons seulement pour le moment qu'elles ne peuvent se dérouler qu'en certains sites particuliers, chacun étant intimement associé à l'un de ces ancêtres mythiques du Temps du Rêve. Le Temps du Rêve, en effet, est le fondement général, à la fois origine et justification, du monde actuel, de tout ce qui y advient et de tout ce que l'on y fait et doit faire. Et il est significatif que les cérémonies d'intichiuma ne puissent se dérouler qu'en quelques sites privilégiés car ce sont des sites marqués pour toujours de l'empreinte des êtres du Temps du Rêve. Ce sont des sites où ces êtres ont disparu dans le sol en s’y enfonçant, à moins que leurs corps ne se soient transformés en pierres ou en rochers. De même qu'au Temps du Rêve tout provenait de ces êtres merveilleux, aujourd'hui tout provient de ces sites qui sont leurs traces ou leurs empreintes. La vie ne peut provenir que de cela, de ce principe d'efficacité inscrit de façon indélébile au Temps du Rêve en quelques points de la surface terrestre. Et les hommes dans les cérémonies d'intichiuma ne font que réactiver ce principe. A quoi donc croient les Aranda ? Au Temps du Rêve, à la nécessité d'être initié, à celle d'accomplir les cérémonies d'intichiuma. A beaucoup de choses, sans aucun doute, mais qui sont inscrites dans les rites plutôt que dans les discours.

Que l'on ne se méprenne pas sur la leçon qu'il convient de tirer de cet exemple. Opposer les Aborigènes qui vivraient leur religion en actes aux chrétiens qui formuleraient la leur en profession de foi, ce serait caricaturer. La foi chrétienne s'exprime en actes tout autant que les rites australiens traduisent des croyances. C'est le poids relatif des uns et des autres qui diffère d'une religion à l'autre, c'est l'accent différent qui est mis soit sur les actions, soit sur les discours. Par voie de conséquence, doit aussi différer la méthode qu'il convient d'adopter pour étudier l'une et l'autre religion. Car s'il est recommandé de partir des textes pour une religion du livre (quitte à corriger ensuite par l'étude des rites), il ne l'est pas de partir des croyances pour une religion sans credo. Dans ce dernier cas, c'est en étudiant les rites que l'on trouve les croyances fondamentales. Notre exemple de l'intichiuma le montre bien : cette cérémonie ne se comprend que sur le fond d'une croyance selon laquelle toute vie actuelle, toute réalité et toute norme procèdent finalement du Temps du Rêve, de ce qu’il a légué à ce monde. Dans cette formulation – qui est la nôtre, n'étant nulle part exprimée par les intéressés – nous avons délibérément conservé une expression vague, « ce qui a été légué par le Temps du Rêve », pour éviter de prendre position sur sa nature (est-ce un principe, une trace seulement matérielle, une présence spirituelle ?), ce qui nous obligerait à utiliser les catégories de notre métaphysique occidentale, laquelle n'est pas forcément apte à traduire adéquatement les conceptions aborigènes. Parler des croyances des autres n'est pas une opération aisée, surtout lorsque nous prétendons les reconstituer en les déduisant de leurs actes. Nonobstant les réserves que nous pouvons émettre quant à la formulation que nous avons proposée, il est clair que nous touchons là une croyance fondamentale, analogue à celle que professe par exemple le Chrétien lorsqu'il dit que tout ce qui est a été voulu et créé par Dieu. Même si nous ne sommes pas certains d'avoir traduit avec justesse la croyance aborigène, nous avons néanmoins mis en évidence une différence significative par rapport à la croyance chrétienne : si pour le Chrétien tout vient de Dieu, qui intervient ou peut intervenir directement dans ce monde, pour l'Aranda, au contraire, le Temps du Rêve n'a jamais d'incidence directe sur le monde actuel, n'y intervenant que par l'intermédiaire de ce qu'il lui a légué. C'est seulement en accumulant de telles différences que nous pourrons nous approcher d'une compréhension des religions des autres, sans jamais pouvoir la traduire dans notre propre langage conceptuel. Concluons en disant que l'on trouve bien des croyances en toute religion mais également des rites, lesquels sont tout aussi importants, et dans la vie religieuse, et pour sa compréhension. Aussi devons-nous définir en général une religion comme un ensemble de croyances et de rites, de discours et d'actes.

 

Qu'est-ce qu'une religion ? – le rôle très variable  des dieux

 

Nous en avons assez dit contre l'idée que la religion pourrait être définie par les seules croyances, il nous faut dire à présent pourquoi ce ne saurait être une croyance en des dieux. Une raison suffisante en est que certaines religions sont des religions sans dieux, ainsi les religions australiennes, ce que nous montrerons en détail dans les chapitres suivants. Pour le moment, nous nous contenterons d'évoquer le cas du bouddhisme. Il ne fait de doute pour personne que le bouddhisme est une religion ; elle est même classée parmi les dites « grandes religions ». Or il est clair que les dieux ne jouent qu'un rôle tout à fait mineur dans la doctrine originelle enseignée par le Bouddha Gautama. Il faut lire sur cette question l'excellente mise au point d'un spécialiste comme Gombrich (1988) que je me borne à résumer. Le bouddhisme est connu en Occident comme une « religion athée » ; les commentateurs occidentaux mettent l'expression entre guillemets tant elle paraît en contradiction avec les conceptions qui prévalent chez nous. Au sens strict, toutefois, elle est erronée. L'athéisme consiste en la négation de l'existence des dieux : or le Bouddha n'a jamais nié l'existence des dieux ni celle des démons, simplement il a enseigné qu'ils n'étaient d'aucun secours pour parvenir à la délivrance. Les hommes sont soumis à la loi du monde (le dharma), à la loi de la réincarnation qui se fait en fonction des actes passés, des mérites ou des fautes accumulés lors des vies antérieures. Cette loi ne dépend pas des dieux qui sont impuissants à son égard ; au contraire, ils lui sont eux-mêmes soumis. Les dieux existent donc bien, mais ne sont d'aucune utilité pour une doctrine qui se fixe pour but d'échapper au monde en sortant du cycle des réincarnations. Si la réincarnation ne dépend que des mérites accumulés par l'individu concerné, il lui appartient à lui et à lui seul de travailler à sa propre délivrance : en renonçant au monde, en combattant ses illusions, à force d'abstinence et en développant le non-vouloir, le sage rejoindra le nirvana, littéralement l' « extinction », ce lieu impossible à situer sauf à dire qu'il est en-dehors du monde, et sur lequel donc ni ses lois, ni le malheur qui le caractérise n'ont plus prise. La doctrine de Bouddha n'est pas à proprement parler athée, mais elle se développe en marge des dieux, et sans y attacher autrement d'importance.

Telle fut du moins la doctrine originelle. Depuis près de vingt-cinq siècles que le bouddhisme existe, il a eu le temps de se différencier en sectes, écoles et tendances diverses, chacune venant modifier ou adapter à sa manière l'enseignement du Gautama. Les écarts furent d'autant plus importants que le bouddhisme ne fut jamais une religion centralement organisée et qu'il a diffusé sur presque tout l'Extrême-Orient. Les écoles qui se rattachent au Grand Véhicule restituèrent aux dieux une place plus glorieuse que celle qui leur revenait dans la doctrine d'origine. Désormais, il y eut plusieurs Bouddha envisagés comme autant de réincarnations du premier, mais encore le salut des hommes dépendit de ces Bouddha, ou plutôt de ces bodhisattvas qui, bien qu'ayant atteint la délivrance, restaient dans le monde par compassion pour les hommes et pour les aider à trouver leur salut. A cette sorte de panthéon furent adjoints les dieux locaux qui, comme le remarque Gombrich, se conduisaient de manière très semblable aux dieux sauveurs d'autres religions. Ces transformations, bien sûr, furent très importantes. Elles n'affectèrent pas le bouddhisme du Petit Véhicule qui s'est perpétué jusqu'à nos jours au Sri Lanka et dans le Sud-est asiatique, notamment en Birmanie et en Thaïlande. Néanmoins, dans ces pays, la communauté monastique bouddhique aide les hommes à rendre un culte aux dieux locaux. Elle n'agit ainsi qu'à l'égard des hommes encore engagés dans le monde, qui cherchent simplement à améliorer leurs conditions de vie. Elle n'agit ainsi que par compassion ; quant à elle, elle ne se définit que par la recherche de la délivrance. La doctrine est sauve, mais qui ne voit que les dieux jouent désormais un rôle important dans la pratique religieuse ? Cette pratique d'ailleurs, toujours pour nous en tenir à la tradition du Petit Véhicule restée plus fidèle à l'enseignement du Maître, suscite bien des interrogations. Le Bouddha, unique dans cette tradition, avec ses statues colossales qui dominent de toute leur hauteur les fidèles prosternés à ses pieds, est-il si différent d'un dieu ? Les fidèles viennent lui demander chance et bonheur, lui font des offrandes, tout comme il en va dans d’autres religions vis-à-vis de leurs divinités. Nous laisserons les spécialistes débattre de cette question pour laquelle nous n'avons aucune compétence. Quant à nous, nous sommes prêts à admettre que le Bouddha soit, en dépit de la doctrine, vénéré comme un dieu.

En raison de ses nombreuses variantes et de son développement contradictoire, le bouddhisme pose un redoutable problème. Parti d'une doctrine qui semblait devoir faire fi des dieux, il finit par invoquer, d'un côté, des êtres qui sont comme des dieux, y compris dans leur faculté salvatrice, et débouche, d'un autre côté, sur un culte rendu au Bouddha comme à un dieu. Et pourtant, en aucune façon le bouddhisme ne peut être défini comme une croyance en des dieux ni comme un culte rendu à une divinité. Il est significatif que nous ayons eu à nous demander quel était le rôle exact des dieux dans cette religion. On peut admettre, et nous sommes tout prêts à le faire, que ce rôle est grand, mais il sera toujours secondaire par rapport à la finalité qui fait la spécificité de cette religion, la sortie du cycle des réincarnations. Il sera toujours secondaire par rapport aux dogmes essentiels du bouddhisme : la loi de la réincarnation, le caractère fondamentalement malheureux de ce monde, la possibilité d'en sortir en suivant les préceptes de Bouddha, et le fait que cette sortie constitue pour tous les êtres le bien suprême vers lequel doit s’efforcer toute vie religieuse. Que des dieux puissent intervenir auprès des hommes dans la voie de la délivrance, ils ne sont néanmoins que des moyens et leur rôle, même s'il est conçu comme fondamental, ne se définit que par rapport à la loi du monde et aux fins religieuses posées comme autant d'absolus qui n’en dépendent pas. Laissons le dernier mot à un moine cinghalais qui disait : « Les dieux n'ont rien à voir avec la religion ». Phrase extraordinaire qu’il conviendrait de méditer longuement avant d’écrire quoi que ce soit sur les religions : il en est certaines qui « n’ont rien à voir » avec les dieux.

 

Qu'est-ce qu'une religion ? – une efficacité spécifique

 

L'obstacle épistémologique premier est, ici comme ailleurs, l'ethnocentrisme qui nous fait prendre nos conceptions particulières pour des conceptions générales. L'obstacle est colossal dans l'étude des religions : aussitôt que nous sortons des limites étroites de l'Occident et de ses antécédents proche-orientaux, nous rencontrons des religions bâties sur des principes tout autres que les nôtres, des principes si différents que nous avons du mal à y reconnaître des religions. C'est donc à une mutation du regard que nous convie toute étude des religions, une mutation plus radicale peut-être que celle qui est nécessaire dans l'étude de la parenté, de l'économie ou du politique.

Mais un obstacle épistémologique ne va jamais sans son contraire. Ainsi certains, évitant certes le reproche d'ethnocentrisme, en viennent à donner une définition si générale de la religion qu'on ne voit plus sa spécificité. Geertz (1972), par exemple, présente l'idée que tous les phénomènes symboliques seraient par essence religieux. Cela ne paraît pas sérieux. La poignée de main par laquelle je salue un ami ou un inconnu est un geste symbolique, mais il n'est pas religieux. Les insignes que l'on arbore sur ses vêtements, les vêtements eux-mêmes, pour une grande part, sont symboliques, mais il serait absurde de prétendre qu’ils soient tous religieux. L'Université a ses rites, la Justice a les siens : il ne s'agit pas de religion. Dans toute société il y a une multitude d'actes et de discours à contenu symbolique, mais une partie seulement relève de la religion. Le problème est bien de définir, au sein de la sphère symbolique, la spécificité du religieux.

Comme point de départ de notre réflexion, nous pouvons prendre des rites qui sont à l'évidence dénués de tout caractère religieux. Soit l'exemple de la cérémonie tout à fait officielle en notre pays de l'allumage de la flamme au soldat inconnu. Cela ressemble fort à une cérémonie religieuse : même solennité, même sentiment de la nécessité d'accomplir le rite, même solidarité, sinon communion entre les participants. Et pourtant, il manquera toujours au rite laïc quelque chose qui ne peut se rencontrer que dans le rite religieux. Pendant la messe a lieu la transsubstantiation qui change le pain et le vin en corps et en sang du Christ ; la cérémonie catholique, pour qu'elle ait un sens, implique ce changement de substance qui va à l'encontre des lois de la nature et qui ne peut être réalisé que grâce à l'intervention divine. Ce changement se produit à l'occasion d'un rite accompli par des hommes, mais aucun homme n'est capable de le réaliser : il est l'effet dont seul Dieu est la cause. Le sens religieux de la messe ne peut être appréhendé que si l'on se réfère à un ordre spécifiquement religieux d'explication, à ce que nous appellerons indifféremment un principe de causalité ou d'efficacité. Rien de tel lorsque l'on rallume la flamme au soldat inconnu. Ce rite produit des effets, sans doute, il ranime des souvenirs, renforce la solidarité des Français, il émeut ou il ennuie ; mais ce ne sont là que des effets psychologiques qui se retrouvent en maintes circonstances. Le rite laïc ne met ni ne prétend mettre en œuvre aucun autre principe d'efficacité que ceux qui régissent le plus banalement possible le monde ordinaire des hommes. Tout au contraire, pour les fidèles, la messe ne saurait être seulement un rite psychologiquement et socialement utile : il met en œuvre quelque chose en plus, et c'est bien ce « quelque chose en plus »  qui fait pour ceux qui y croient la dimension religieuse de cette cérémonie.

La prière ne prétend certes pas mettre en œuvre par ses propres moyens l'efficacité de Dieu, mais elle la sollicite. C’est parce qu'elle fait appel à cette efficacité que c’est un rite religieux. Nous dirons de même des autres rites propres au christianisme ainsi que de ses dogmes. On ne peut comprendre les uns ni les autres sans faire appel à la notion de grâce, sans concevoir que Dieu puisse passer outre les lois du monde qu'il a pourtant voulues mais qu'il peut transgresser pour faire des miracles, sans concevoir qu'il puisse mettre un terme à ce monde, qu'il puisse ressusciter les corps, etc. Que l'on ne se méprenne pas, cette causalité efficiente n'est pas simplement juxtaposée à côté d'autres qui seraient matérielles ou techniques, politiques ou idéologiques : elle les surplombe toutes, ayant eu la faculté de les faire advenir (dans la création), comme elle a celle de les congédier momentanément (dans la transsubstantiation ou dans le miracle) ou définitivement (à la fin du monde). Le principe d'efficacité qui est propre à la religion est aussi le principe fondamental et dominant de la vision religieuse du monde.

Qu'en est-il maintenant lorsque nous nous tournons vers d'autres religions ? Les rites australiens d'intichiuma, nous l'avons vu, mettent également en œuvre un principe spécifique d'efficacité. Les hommes qui accomplissent ces rites mettent en œuvre directement ce principe inscrit en quelques sites privilégiés du monde actuel mais marqué par le Temps du Rêve. Que ce principe soit spécifiquement religieux, cela ne fait pas de doute : il est tout différent de celui mis en œuvre par les Aborigènes dans des actions techniques, lorsqu'ils chauffent une résine pour emmancher une pointe de silex sur une hampe en bois ou lorsqu'ils chassent. Cette spécificité se décèle à plusieurs indices. D'abord en raison de cette référence nécessaire au Temps du Rêve : la résine aussi vient du Temps du Rêve, tout comme les animaux que l'on chasse, mais pour que la fabrication soit réussie ou la chasse couronnée de succès, les Aborigènes ne ressentent nullement le besoin d'évoquer le Temps du Rêve. Il faut dénoncer à ce propos l'illusion, tenace aujourd'hui encore en dépit des nombreux travaux des anthropologues, qui voudraient que les peuples réputés sauvages mettent partout dans leurs activités de la magie ou de la religion ; à son encontre, il suffira par exemple de rappeler que les Aborigènes australiens ont fort peu de rites de chasse. La religion met en œuvre un principe de causalité qui n’est réductible à aucun autre. Le second indice qui nous fait parler de spécificité du principe mobilisé dans les rites d'intichiuma provient de ce que tout un chacun ne peut accomplir ces rites : seuls les initiés le peuvent, ceux qui se sont ainsi longuement préparés au cours de ces cérémonies fort complexes que nous avons déjà évoquées. C'est un domaine réservé, un domaine à part. Ainsi, ces rites témoignent bien de l'existence d'un principe d'efficacité spécifique. Assurément, il est différent de celui propre à la religion chrétienne en ce qu'il ne provient pas de la toute-puissance divine, mais il est néanmoins analogue dans son principe général qui est qu’il ne peut être mis en œuvre par n’importe qui et n’importe comment : il y faut un rite, c’est-à-dire le respect d’une forme, qui seule est capable de la mettre en oeuvre. Enfin, et ce sera notre troisième indice, cette efficacité, surplombe ici encore toutes les autres parce qu'elle commande la reproduction de la vie, celle des hommes comme celle des espèces. Elle est ce qui fait que le monde est monde et se perpétue comme tel.

Le bouddhisme, par-delà la question des dieux et maints détails qui le divisent, affirme uniformément l'inéluctabilité d'une loi du monde et la possibilité pour le sage d'en sortir. Une même notion d'efficacité se trouve à l'origine de sa vision du monde : les fautes ou les mérites accumulés lors des vies antérieures (karma) déterminent la forme dans laquelle chaque être va se réincarner au cours du cycle des transmigrations (samsara). Le fait que l'on puisse sortir de ce cycle renvoie à la même notion : il suffit que les mérites soient suffisants. Cette conception de l'efficacité, à la fois morale et ontologique, des actions humaines est au cœur de la pensée bouddhiste. Il s'agit bien d'une causalité spécifique, que l'on ne peut confondre avec celle mise en œuvre, par exemple, dans une action technique ou politique. Et elle est visiblement d'une plus grande importance que toute autre puisqu'elle commande le futur de chacun.

Il n'est pas besoin de souligner à quel point les trois religions que nous avons évoquées diffèrent. Ne serait-ce que par les fins qu'elles se proposent : s'accorder avec Dieu dans le christianisme, sortir du monde avec le bouddhisme, ou au contraire le perpétuer dans les religions australiennes. Chacune a sa vision du monde et organise ses rites de façon très différente. Diffèrent également leurs conceptions de la causalité qui régit le monde : dans le christianisme, toute-puissance de Dieu qui est au-dessus des lois parce qu'il les a créées ; dans le bouddhisme, capacité des hommes à déterminer leur avenir dans le cadre toutefois de lois qui ne peuvent être abolies ; et dans les religions australiennes, pouvoir d'une époque révolue à renouveler la vie selon des formes éternelles et en fonction de traces toujours présentes. Néanmoins, toutes ces religions ont quelque chose en commun. Chacune est un ensemble organisé de rites et de croyances qui suppose la reconnaissance d'un principe spécifique d'efficacité qui structure sa vision du monde et en même temps donne un sens à ses rites. Telle pourrait être la définition générale d'une religion.

Nous n'ignorons pas que cette définition est en partie circulaire : la religion se définit par un principe d'efficacité spécifiquement religieux. Mais il en va souvent ainsi dans les définitions premières et peut-être ne peut-il en aller autrement. Si j'en crois ma vieille encyclopédie, la chimie se définirait comme l'étude des corps chimiquement purs. La chimie se définit par le chimique et la religion (et son étude) par le religieux. Mais j'espère qu'on voudra bien me concéder qu'en évoquant la notion d'efficacité j'ai dit un peu plus qu'une pure tautologie, un peu comme le fait la définition de la chimie en parlant de la pureté des corps. Nous sommes par ailleurs conscient de l'insuffisance de cette définition : il faudrait dire les particularités du phénomène religieux pour mieux le distinguer d'autres phénomènes, comme par exemple la magie qui ne se conçoit que par référence à une efficacité spécifique analogue à celle de l’efficacité religieuse tout en étant différente de la religion. Telle serait, à notre avis, la démarche à suivre dans un traité plus complet des religions. Cela conduirait sans aucun doute à une révision importante de la définition proposée. Mais, pour les fins limitées de cet essai, elle suffira.

 

Des dieux

 

Dans la tradition judéo-chrétienne, Dieu est éternel : il n'a ni commencement ni fin. Les dieux des anciens Grecs étaient immortels ; ils pouvaient sombrer dans le plus profond sommeil sous l'emprise d'Hypnos mais Thanatos, la mort, n'avait pas prise sur eux. Dans la mythologie de l'Inde, les dieux (les deva) étaient immortels pour avoir conquis la boisson d'immortalité, tandis que les démons (les asura) devenaient mortels pour l'avoir perdue. Dans l'épopée de Gilgamesh, peut-être une des plus anciennes qu'il nous soit donné de connaître puisqu'elle a été retranscrite par les assyriologues directement à partir des tablettes babyloniennes datées du deuxième millénaire avant Jésus-Christ, le héros part longuement à la recherche de l'immortalité. En vain. La leçon est claire : un simple humain ne peut accéder à ce qui est réservé aux dieux. Partout, les dieux semblent se signaler par une certaine capacité à perdurer.

On connaît certes des dieux qui meurent. Tout d'abord, des dieux qui meurent et qui renaissent, à propos desquels Frazer, il y a déjà fort longtemps, avait réuni un important dossier. Mais il y a aussi certains dieux qui meurent et qui ne renaissent point. Ainsi le dieu Kingou, dans la mythologie babylonienne, qui fut mis à mort par les autres dieux en punition de ses fautes et pour créer avec son sang le genre humain. Il y a aussi des mythologies qui envisagent une fin du monde au cours de laquelle périront tous les dieux. Ainsi la mythologie germanique, qui a fourni à Wagner le thème principal de son Crépuscule des dieux. Il n'importe, les dieux se caractérisent partout par une certaine capacité d'immortalité. Ils peuvent mourir mais peuvent aussi ne pas mourir, ce dont les hommes sont tout à fait incapables. Et même s'ils doivent tous disparaître un jour, ils auront duré pendant toute une période mythologique, une ère entière, pendant un laps de temps sans commune mesure avec la durée d'une vie humaine. C'est par contraste avec les humains que cette propriété se saisit le mieux : les dieux font preuve d'une propension à durer, ils s'inscrivent toujours dans la temporalité d'une autre façon que les humains. Ceci nous paraît fournir un premier élément de définition des dieux.

Soulignons que cette capacité des dieux à s'inscrire dans la longue durée se présente selon des modalités bien différentes selon les religions. Le dieu monothéiste, réputé éternel, n'a ni commencement ni fin : son être est coextensif au temps, du moins au temps infini tel que nous le concevons dans notre société. Les dieux des Grecs (lesquels répugnaient à la notion d'infini) étaient immortels mais avaient un acte de naissance. Du moins étaient-ils immortels par essence ; les dieux de la mythologie indienne l'étaient plutôt par accident, n'étant pas immortels par nature mais ayant conquis cette propriété au prix d'une âpre lutte avec les démons. Quelle qu'en soit la raison, chacune de ces trois religions maintient toutefois que ses dieux ne peuvent mourir ; les religions babylonienne, aztèque et même germanique (avec Balder) admettent au contraire que certains de leurs dieux puissent mourir. L'immortalité n'est pas une propriété universellement attachée à la notion de dieu, c'est seulement une possibilité normale, une règle générale qui ne souffre que de rares exceptions. Pour la religion babylonienne, cela vaut jusqu'à la fin des temps ; mais pour les religions aztèque ou germanique, cette règle ne vaut qu'à l'intérieur d'une ère cosmique dont la fin marquera aussi celle des dieux. Ainsi, chaque religion a sa façon particulière d'inscrire ses dieux dans le temps, mais toutes le font de façon à rendre manifeste l'écart qui les sépare des simples mortels.

Cette conclusion nous amène à envisager un second élément de définition. Le fait que les dieux puissent être immortels paraît en lui-même moins significatif que le contraste qu'il permet de mettre en évidence entre les hommes et les dieux. Notre sentiment est que les dieux ne se définissent bien que par opposition avec les hommes. Or les dieux sont, dans toutes les religions que nous venons d'examiner, essentiellement supérieurs aux hommes. Les dieux n'existent qu'en fonction d'une hiérarchie qui les place en position supérieure par rapport aux hommes. Ils sont supérieurs par leur qualité ontologique et par leur puissance. Mais c'est encore trop peu de dire qu'ils sont supérieurs : ils détiennent une puissance qui est sans commune mesure avec celle à laquelle peuvent accéder les hommes. Aussi, rien ne sert aux hommes de braver les dieux ; ils seront écrasés. Mythes et croyances témoignent à foison de cette vérité : un homme ne peut se mesurer à un dieu. Les dieux peuvent parfois être mis à mort, mais jamais par des humains. Un fossé sépare les uns et les autres. Dans la mythologie babylonienne, les hommes ont été créés pour servir les dieux. Dans la mythologie grecque, les hommes doivent offrir des sacrifices aux dieux ; les dieux, quant à eux, ne doivent rien aux hommes.

Il nous semble finalement que ce que nous avons appelé la capacité d'immortalité des dieux n'est rien d'autre qu'un indice, mais un indice particulièrement clair, de l'immense supériorité des dieux sur les hommes. Ce critère permet, mieux que le premier, de définir ce qu'est le divin. Il est de portée plus générale. Mais il est aussi plus performant. Car les religions de par le monde nous entretiennent d'une multitude de génies ou d'esprits qui semblent perdurer tout autant que les dieux. Voici par exemple Sedna, esprit féminin, selon les Eskimo (Inuit). La mythologie raconte sa fin tragique et rend compte de son rôle actuel. Alors qu'elle voyageait en mer avec son père, il la jeta par-dessus bord ; comme elle s'accrochait avec ses deux mains à l'embarcation, son père lui coupa les doigts les uns après les autres jusqu'à ce qu'elle sombre au fond de la mer où elle réside aujourd'hui. De ses doigts amputés naissent encore aujourd'hui les mammifères marins. De surcroît, elle est censée contrôler tout le gibier maritime, ce qui en fait une figure centrale des religions eskimo. Lorsque les hommes ont commis quelque faute, elle retient le gibier au fond de la mer. Les « péchés » des hommes sont comparés à des excréments qui tombent au fond de la mer et viennent s'enchevêtrer dans la longue chevelure de Sedna. Pour remédier à la chose, les Eskimo disposent de plusieurs rites, dont celui dit de « la confession publique des péchés ». Mais ces moyens peuvent se révéler insuffisants. Le chamane doit alors intervenir, prendre son tambour, entrer en transe et aller rejoindre la maîtresse des animaux marins au fond de la mer. Le voyage chamanique est bien résumé par Lot-Falck (1963) qui qualifie Sedna de « déesse de la mer » :

 « Les obstacles sont nombreux. Sur la plaine qui s'étend au fond de la mer roulent des blocs errants. Plus le chamane est illustre, plus facile lui sera la route. A la porte de la déesse, un cerbère – parfois son mari-chien – monte la garde, plus loin le père de Sedna cherche à agripper l'intrus. A l'égard de la déesse même, le chamane emploie tantôt la douceur, tantôt la violence. Il démêle et purifie sa chevelure, envahie par les péchés des hommes à l'odeur suffocante, il l'apaise par des excuses et des engagements, mais il lui arrive aussi de la capturer à l'aide d'un crochet et de la hisser jusqu'à la surface, ne la relâchant que sous condition. Pour libérer les animaux qu'elle se refuse à livrer, il répète parfois le geste initial de couper les phalanges de la déesse. »

Disons-le tout net, un tel traitement nous paraît incompatible avec la dignité divine. Le chamane n'est certes pas un homme ordinaire, il a plus de pouvoirs (au sens religieux de pouvoir spirituel) que les autres ; néanmoins, ce n'est qu'un humain. Et les humains ne disposent pas, partout la notion de dieu à un sens, du pouvoir de contraindre les dieux contre leur gré. Chaque fois que les humains ont ce pouvoir, nous dirons qu'il s'agit d'esprits – peut-être d'esprits importants et puissants, peut-être d' « esprits-maîtres » comme les ethnologues se plaisent à appeler ceux qui maîtrisent une région du monde ou certaines espèces animales – mais pas de dieux.

Une puissance qui excède toujours et largement celle des hommes, quels qu'ils soient, voilà ce qui nous semble être le propre des dieux. Non pas que la puissance qui leur est attribuée ne soit éminemment variable d'une religion à l'autre. Ainsi la toute-puissance n'est-elle probablement un attribut divin que dans les seules religions monothéistes. De même, le fait que le Dieu chrétien soit au-dessus des lois du monde parce qu'il les a lui-même créées et peut donc les abolir ne saurait être une caractéristique générale ; même les très puissants dieux grecs ne pouvaient modifier le destin tel qu'il avait été arrêté par les Moires, trois sœurs jouant le même rôle que les Parques chez les Romains. Est-il besoin d'insister sur ces variations ? Entre toutes ces conceptions différentes du divin, nous n'avons cherché que le plus petit commun dénominateur.

 

Du sacrifice – définition, hiérarchie et dépendance

 

Nous sommes pleinement d'accord avec Hubert et Mauss lorsque, dans un essai resté célèbre en dépit de son ancienneté (1899), ils insistaient sur le fait que le sacrifice comportait nécessairement trois termes. En effet, tout rite sacrificiel comprend : 1) un homme ou un groupe d'hommes qui offre le sacrifice, c'est le sacrifiant (à ne pas confondre avec le sacrificateur, prêtre ou spécialiste qui contrôle la conformité du rite) ; 2) une victime, le sacrifié ; et 3) un ou plusieurs dieux auxquels le sacrifice est offert. Qu’un seul de ces trois éléments vienne à manquer et ce n'est pas un sacrifice.

Au surplus, le sacrifice implique une certaine violence, une destruction. On tue un animal ou un être humain ; plus rarement on détruit un végétal ou encore une chose. La destruction doit se faire dans le cours du rituel ; en réalité, le moment crucial du sacrifice est celui de cette destruction. Aussi le chasseur qui, après une chasse ordinaire, prélève une partie de la bête abattue pour l'offrir à une entité surnaturelle fait-il une offrande, nullement un sacrifice.

Au cours d’un sacrifice, quelque chose est offert à un dieu ou à une autre entité spirituelle – nous admettons qu'il puisse s'agir d'un esprit, d'un génie ou d'un ancêtre, ce point n'étant pas ici en cause. Les hommes en attendent quelque bienfait en retour et quoique cette attente puisse être déçue, le rite s'inscrit toujours à l'intérieur des échanges qu'entretiennent entre eux les dieux et les hommes. L'idée de transfert est essentielle : le sacrifice est toujours adressé, a toujours un destinataire. Sinon, ce n'est pas un sacrifice. Ainsi ne l'est ni la mise à mort du taureau à l'issue de la corrida, ni l'abattage rituel des bêtes de boucherie qui vise seulement à procurer aux hommes une viande pure et conforme aux prescriptions religieuses. Au cours d’un sacrifice, c'est toujours la bête ou la chose tout entière qui est offerte au dieu destinataire – le fait que ce dieu puisse ne pas tout consommer, pour s’en réserver seulement une part pour laisser le reste aux humains, est un fait secondaire qui n’annule pas ce trait fondamental et intrinsèque à tout sacrifice que la chose ou la bête est offerte toute entière. Que l'on s'ouvre une veine ou que l'on s'entaille une partie du corps pour en offrir le sang aux divinités, ainsi que cela se pratiquait dans le monde malais et chez les anciens Maya, ce n'est pas un sacrifice dans la mesure où la victime reste en vie ; l’idée même d’une offrande de la victime toute entière en est absente ; c'est tout au plus un rite de purification ou une offrande sanglante. Un sacrifice est donc un type bien particulier d'offrande dont l'enjeu est toujours une vie ou, ce qui revient au même, un être vivant tout entier.

Dans ce rite à trois termes, nécessairement se jouent deux oppositions. La première, entre les hommes et les dieux : rapport hiérarchisé s'il en est. D'autres que les dieux peuvent être les destinataires du sacrifice, mais il s'agit alors d'esprits puissants ou redoutables ; on n'offre pas de sacrifice aux petits lutins de la forêt. On ne fait de sacrifice que pour des entités surnaturelles imposantes dont on reconnaît la supériorité foncière, fût-elle matérielle ou morale. La seconde opposition est celle entre les hommes et leurs victimes. Ces dernières sont le plus souvent des animaux domestiques, mais peuvent également être des hommes. Comparé au sacrifice animal, le sacrifice humain reste rare dans le monde, mais il est significatif. Qui en sont les victimes ? Des prisonniers de guerre chez les Aztèques et les peuples avoisinants, chez les Chinois de la période Shang, chez les anciens Germains ou chez les Gaulois, encore des captifs de guerre dans les tribus d’Asie du Sud-Est, en Assam et dans maintes populations africaines en dehors des régions islamisées, mais surtout des esclaves et peut-être encore des déclassés ou les membres des classes très inférieures en Polynésie. Partout, des gens marqués au sceau de l’infamie, des exclus (les esclaves) ou des vaincus. Des inférieurs, donc, mais il ne suffit pas de parler d’infériorité : ce sont partout des dépendants et des dépendants extrêmes puisqu’on peut leur ôter la vie. Ils dépendent de leurs maîtres pour leur vie même. Remarquons qu’il en va tout autant des animaux domestiques, que l’on peut tuer en toute légitimité, soit pour s’en nourrir, soit pour les offrir aux dieux ou aux esprits. Entre les hommes (les sacrifiants) et les victimes (les sacrifiés) se joue donc un rapport qui est à la fois hiérarchique et de dépendance, une dépendance que l’on dira vitale – au sens où la vie de ces dépendants dépend de leurs maîtres.

Peut-être, en ce point de notre exposé, le lecteur formera-t-il cette objection : on connaît des cas d’autosacrifice. Et ces cas, poursuivra-t-il, réfutent notre dernière assertion puisque le sacrifié, s’y trouvant être le même que le sacrifiant, ne saurait lui être inférieur. Par exemple, le petit dieu aztèque, Nanahuatzin, dit le « dieu pustuleux », s’offre en sacrifice en se jetant dans le feu pour que naisse le soleil. Mais, ce cas est purement mythique. De même que tous les autres auxquels nous pouvons penser, peu différents à vrai dire de l’autosacrifice du Christ. Dans la pratique, c’est-à-dire la pratique réelle de la société dans laquelle se font les sacrifices, il n’y a pas, ou pratiquement pas, d’autosacrifice. Et l’on ne peut raisonner sur la pratique à partir de la mythologie dont le propre est toujours d’imaginer des situations limites, des situations impossibles dans lesquelles s’abolissent les distinctions de la réalité. Même dans ces mythologies, d’ailleurs, on retrouve l’idée d’infériorité : le petit dieu « pustuleux » qui s’offre en sacrifice est un dieu inférieur ; Kingou, dont nous avons déjà parlé, est sacrifié par les autres dieux de la mythologie babylonienne, mais c’est un dieu vaincu, et un mauvais dieu. Pas le Christ, dira-t-on. Voire. C’est le fils qui s’offre en sacrifice pour le Père. Et ce n’est pas pour rien que le thème du sacrifice du fils ou de la fille (Jacob dans la tradition hébraïque, Iphigénie dans l’épopée homérique) revient comme un leitmotiv lancinant dans l’imaginaire de l’humanité ancienne : c’est que ces sociétés ont souvent doté le père d’un droit exorbitant sur le fils, analogue au droit de vie et de mort dont le paterfamilias jouissait sur ses enfants dans la Rome antique, un droit qui faisait absolument du fils un dépendant en tous les sens du terme, dépendant du père pour sa vie même.

Une réflexion élémentaire sur la façon dont les hommes voient les animaux conduira aux mêmes conclusions, car c’est seulement là où ils les voient comme foncièrement inférieurs aux hommes que se rencontre le sacrifice animal. Les mythes sont parfois explicites sur ce point. Ainsi un mythe grec raconte comment les bovins avaient mangé l'offrande, purement végétale à l'origine, déposée sur l'autel des dieux : en punition de ce sacrilège, ou tout au moins de cet acte d’impiété manifeste, ce seront eux désormais qui seront offerts en sacrifice. Il paraît significatif à cet égard que dans bien des régions d'Amérique du Nord où rien ne témoigne de l'infériorité animale (au contraire, les hommes tirent leurs pouvoirs de ceux dont sont investis les animaux), on ne rencontre pas de sacrifice. Ou alors, seulement le sacrifice du chien, comme chez les Iroquois ou dans les Plaines : mais le chien est partout ou presque tenu pour un être impur, sinon abominable, dépendant d’ailleurs des hommes.

Telles nous paraissent être les caractéristiques principales du rite sacrificiel : s’y jouent deux rapports hiérarchiques, et au moins un rapport de dépendance. Sa structure ternaire correspond à une vision du monde hiérarchisée en trois étages : tout en haut, des dieux à qui l'on offre des vies en sacrifice ; tout en bas, des êtres voués à la mort sacrificielle, c’est-à-dire dont il est légitime de prendre la vie ; et, en position intermédiaire, les hommes qui sacrifient. Trois catégories d'êtres, trois strates qui semblent séparées par un écart de même amplitude, égal pourrait-on dire à la valeur d'une vie : car c'est bien ce que donnent les hommes aux dieux tout autant que ce qu'ils prennent à leurs victimes. Entre les deux strates inférieures (les hommes et leurs victimes), se joue un rapport de dépendance. Dira-t-on plus, que ce même rapport se joue entre les deux strates supérieures, entre les hommes et les dieux ? Ce serait aller trop loin que de l’affirmer catégoriquement, d’en faire une vérité vraie partout et toujours, d’autant plus que la notion sociologique de dépendance ne s’applique que de façon métaphorique à l’égard d’êtres imaginaires. Mais tout le suggère. Le parallèle que nous avons établi entre les deux rapports – pareillement séparés par l’écart d’une vie. Et aussi l’idée que l’on n’offre en sacrifice qu’à des entités importantes, des dieux, des esprits ou des ancêtres dont finalement les hommes dépendent dans leur vie même.

Le cas, précédemment évoqué, de Sedna, « maîtresse » des animaux marins chez les Inuit, servira de contre-exemple.

 

Du sacrifice – une pratique non universelle, sa distribution géographique et ce qu’elle révèle

 

L'esprit de notre temps répugne au sacrifice et n'y voit que violence, à la fois injustifiable et incompatible avec la vraie religiosité. Deux religions au moins, parmi celles qui sont les plus répandues dans le monde actuel, le christianisme et le bouddhisme, dénient toute légitimité à la pratique sacrificielle. Le judaïsme y a renoncé  aux alentours du 1er siècle après J.-C., alors même qu’il le tenait auparavant pour une pratique importante, sinon fondamentale. Toutefois, celle-ci persiste dans l'Islam et dans l'hindouisme. L'Afrique Noire pratique le sacrifice. A vrai dire, tous les peuples de l'Ancien Monde semblent l'avoir pratiqué à quelque moment de leur histoire. Citons seulement les Grecs et les Romains, les barbares tout autour, les peuples de la steppe, ceux du Proche-Orient ancien, ainsi que les Indiens de la période védique et les Chinois de l'Antiquité. Il est tout à fait certain que le sacrifice est une pratique religieuse fondamentale et que, même si elle ne l'est plus aujourd'hui pour maintes religions, elle fut autrefois une pratique largement répandue.

Mais elle n'est pas et ne fut jamais une pratique universelle. Nous n'aurions pas besoin d'y insister si l'on ne rencontrait trop souvent des affirmations contraires. Or les données ethnologiques sont parfaitement claires : tant en Océanie qu'en Amérique, de larges régions n'ont jamais pratiqué le sacrifice. Ce sont l'Australie, la Nouvelle-Guinée et la plus grande part de la Mélanésie, l'Alaska, la presque totalité du Canada, toute la partie ouest des États-Unis, les basses terres amazoniennes, les Pampas et la Patagonie jusqu'à la Terre de Feu. A vrai dire, on ne peut qu'être frappé par la corrélation très évidente qui existe entre l'absence de sacrifice et le caractère non étatique de la société. Toutes les régions que nous avons énumérées sont sans conteste des sociétés sans Etat. A l'inverse, il n'est pas inutile de jeter un rapide coup d'œil sur les régions où se rencontre le sacrifice. En Océanie, c'est le cas de la Polynésie, et il s'agit de puissantes chefferies, de royautés, de sociétés fortement stratifiées, proto-étatiques sinon étatiques. En Amérique du Sud, c'est l'empire inca qui s’étend sur presque toute la cordillère, ce sont aussi les chefferies imposantes du domaine circum-caraïbe ; au Mexique, c'est l'Etat aztèque et, bien avant, de multiples sociétés dont on a quelque mal à imaginer qu'elles n'auraient pas été étatiques ; à l'est des Etats-Unis, ce sont probablement des sociétés révélées seulement par l'archéologie, mal connues, dont les centres cérémoniels sinon urbains évoquent ceux de la Méso-Amérique ancienne.

Si nous ajoutons que presque tous les peuples d’Afrique et d’Eurasie ont connu le sacrifice et qu'ils ont presque tous vécu dans des sociétés étatiques, la corrélation entre Etat et sacrifice paraît nette. Néanmoins, il ne s'agit pas d'une corrélation stricte. L'aire de distribution du sacrifice déborde celle des Etats : au sud des Inca comme dans le nord du Mexique, des peuples probablement jamais intégrés à aucun empire pratiquaient le sacrifice ; de même, certains Indiens des Etats-Unis et du Canada, comme les Pawnee et les Iroquois ; de même enfin, les tribus de l'Asie du Sud-Est – et c'est là une des raisons qui nous ont fait choisir cette région comme un des exemples du présent essai. Sans parler de l'Afrique, où le sacrifice se rencontre dans toutes les sociétés lignagères (le contraire des sociétés étatiques selon les vues classiques), ni de l'Europe ancienne, dont il n’est pas certain que toutes les sociétés furent étatiques (en particulier les Germains dont parle Tacite). Comment expliquer ce débordement ? Doit-on y voir un simple phénomène de diffusion, une pâle imitation des mœurs et coutumes des Etats voisins, mais limitée à la sphère rituelle ? Ou bien, doit-on considérer que l'adoption de la pratique sacrificielle est un de ces traits qui préparent la société, et la préadaptent en quelque sorte, à sa prochaine transformation en Etat ?

En tout cas, la signification de cette corrélation semble claire. Si le rite sacrificiel renvoie bien, comme nous l'avons soutenu, à une vision du monde organisée pour l’essentiel autour des notions de hiérarchie et de dépendance, il n'est pas étonnant de la rencontrer dans les sociétés étatisées. Tout Etat implique hiérarchie : l’Etat, qu’il s’incarne dans la personne d’un roi ou représente la totalité des citoyens comme dans la démocratie antique ou moderne, est au-dessus de ses sujets ou des citoyens. Ils lui doivent obéissance, et la « raison d’Etat », selon l’expression consacrée, l’emporte sur toute autre raison, toutes celles qui peuvent tenir aux droits des sujets ou des citoyens. L’Etat a, dans la plupart des cas, le droit de leur demander leur vie pour défendre son intégrité : roi ou instance abstraite, l’Etat surplombe ses membres de toute sa hauteur et peut exiger le sacrifice de ses fils pour sa propre défense. Nul Etat sans dépendance, ainsi que le marque bien la vieille formule – et en même temps la définition la plus courante et la plus sensée de l’Etat – de Max Weber : l’Etat n’est, fondamentalement, rien d’autre que le monopole légitime de la violence. C’est dire que chacun en dépend : nul ne peut se faire justice lui-même. Personne ne peut plus dans une société étatique mettre en œuvre lui-même la violence, alors que c’était précisément ce que faisait, et en toute légitimité, tout un chacun, groupe ou individu, dans une société non-étatique pour faire valoir ses droits, en recourant à la vendetta. L’idée même d’Etat implique celle de dépendance, et une dépendance générale des corps de la société civile vis-à-vis de l’instance politique qu’est l’Etat. Il nous paraît significatif que le rituel religieux exprime la même idée, dans la pratique sacrificielle.

haut de page

retour à l'accueil

 

Textes et contenu rédactionnel : Alain Testart