Moyen
d'échange/moyen de paiement : Des monnaies en général et
plus particulièrement des primitives (pp. 11-60).
Ce petit essai
est nettement partagé en deux parties. La première (pp.
11-34) est une prise de position sur les thèses courantes de
l'économie politique, suivie d'une critique de la définition
habituelle de la monnaie et débouche sur une définition
nouvelle ; la seconde (pp. 34-60) applique cette définition
aux sociétés primitives, précise les raisons de ses
spécificités et conclut par une vue évolutive sur le
phénomène monétaire.
Au début de
l'essai, l'auteur commence par écarter l'idée qu'il pourrait
y avoir une définition proprement anthropologique de la
monnaie. Les économistes, anthropologues, historiens et
autres spécialistes des sciences sociales doivent
nécessairement, s'ils veulent se comprendre et échanger
leurs points de vue, se référer à une même réalité, utiliser
le même concept, recourir à la même définition.
Est ensuite mis
en question le bien-fondé de la définition traditionnelle en
économie politique de la monnaie par ses « fonctions ».
Avant d'avoir des fonctions, la monnaie doit être envisagée
comme un bien, une richesse, et même comme le bien le plus
précieux que l'on peut détenir.
Sont critiquées
les deux thèses classiques sur la monnaie. La première,
qu'il s'agirait d'une marchandise « comme les autres ». La
monnaie est effectivement un bien, une marchandise dans le
monde marchand de l'économie moderne, mais pas comme les
autres. La seconde théorie, celle de la monnaie comme signe
est également écartée : la monnaie est un bien. La thèse de
Georg Simmel, un des principaux tenants de dette théorie,
est critiquée.
Contrairement à
ce que l'on pense généralement, la définition de la monnaie
en termes de fonction ne remonte pas au delà de la fin du
XIXe siècle. La liste exacte des fonctions classiques
attribuées à la monnaie (fonction de moyen d'échange,
fonction de thésaurisation, fonction d'unité de compte) ne
s'est d'ailleurs pas imposée sans mal au sein de l'économie
politique. L'ambiguïté principale concerne la confusion
entre moyen d'échange et moyen de paiement. Ces deux notions
ont été abusivement assimilées. Or, payer n'est pas échanger
: quand on paye ses impôts, la monnaie sert de moyen de
paiement, mais on n'échange rien.
La notion de
moyen de paiement est plus générale et plus performante que
celle de moyen d'échange. Une fois admis un bien comme moyen
de paiement, on peut montrer que les autres fonctions (y
compris celle de moyen d'échange) en découlent.
A la suite de
ces considérations critiques (et entièrement internes à
l'économie politique), l'auteur propose la définition
suivante :
"Nous
considérerons comme monnaie :
- une ou
plusieurs espèces de biens, le nombre de ces espèces étant
limité,
- dont la
cession, en quantité déterminée, au sein d'une communauté de
paiement, est prescrite ou préférée dans la plupart des
paiements et est réputée avoir valeur libératoire.
"Une définition,
devant obéir au principe d'économie, n'a pas à énoncer
toutes les propriétés de l'objet défini ni même les
principales, mais seulement les propriétés minimales dont
les autres sont déductibles. Ainsi, de la précédente
définition se déduit sans peine : le fait que la monnaie
constitue le bien par excellence ou la forme suprême de la
richesse, ce que nous considérons comme la caractéristique
principale de la monnaie ; l'acceptation générale de la
monnaie comme moyen de paiement ; les fonctions subséquentes
de moyen d'échange, de réserve de valeur et d'étalon de
valeur."
Cette nouvelle
définition est essentielle pour comprendre en quoi on peut
parler de monnaie dans les économies primitives : il est
clair, en effet, que ce que l'on peut appeler "monnaie" dans
ces univers n'y sert pas principalement de moyen d'échange.
Cela avait été
bien vu, à la fois par quelqu'un comme Max Weber au début
du XXe siècle et par les auteurs des deux sommes les plus
remarquables sur la monnaie primitive (toutes deux publiées
en 1949), mais restés ignorés ou presque de l'anthropologie
sociale : Paul Einzig et Hingston Quiggin.
Ces chercheurs
avaient parfaitement compris que ces monnaies primitives ne
servaient que peu à l'échange mais servaient principalement
à payer pour faire face à ses obligations
sociales :
payer le prix du sang dans la coutume répandue du wergeld
et, surtout, payer le prix de la fiancée, coutume plus
répandue encore et qui implique des paiements indispensables
au mariage.
Reste encore à
dire pourquoi ces biens ne servent pas à l'échange (ou
servent seulement de façon subsidiaire à cette fin). Les
raisons en sont multiples. La première est la faible
division sociale du travail. La seconde est l'importance du
crédit dans les sociétés primitives. La troisième, sans
doute la plus importante, mais elle est liée à la
précédente, est que les échanges matériels ne se font pas
sous des modalités marchandes, c'est-à-dire de façon
anonyme et entre des gens qui ne se décident qu'en fonction
de considérations quantitatives de valeur : elles se font
entre des gens qui se connaissent et entretiennent entre eux
des relations suivies d'amitié, ce qu'il convient d'appeler
des "amitiés d'échange". Ces relations personnelles
font aussi qu'ils peuvent se faire crédit, ce qui supprime
la nécessité de la monnaie comme moyen d'échange.
La fin de
l'essai tire quelques conclusions générales sur l'évolution
du phénomène monétaire.
Le développement
illimité du crédit supprimerait jusqu'à l'intérêt d'avoir
une monnaie, ainsi que l'ont bien noté certains économistes.
Or, c'est à peu près ce qui se passe dans les sociétés
primitives. Et le crédit est, par définition, forcément
personnel. La monnaie, c'est l'invention de l'anonymat.
C'est parce que les sociétés primitives sont toutes entières
tendues par des relations personnelles qu'elles ont si peu
besoin de monnaie. Et lorsqu'elles inventent la monnaie (il
existe incontestablement des sociétés sans monnaie), elles
le font encore pour faire face à des obligations sociales,
car ces monnaies concerneront d'abord des personnes ou des
droits sur des personnes. Ce n'est que dans un deuxième
temps que la monnaie, chose, et chose anonyme par
excellence, ne servira plus, ou presque, qu'à échanger des
choses.
|