Définition de
l'esclavage
Pour être
sociologiquement utile, le terme "esclavage" doit être
réservé à une forme spécifique de dépendance, à distinguer
soigneusement de multiples autres formes de dépendance
connues dans l'histoire (l'hilotisme spartiate, le servage
médiéval, etc.) ou en ethnographie (personnes gagées pour
dette ou tout ce que l'anglais appelle bondsmen). La
condition matérielle des esclaves est extrêmement variable :
à côté des esclaves exploités pour leur travail, selon des
formes d'ailleurs extrêmement variables, l'Islam, l'empire
romain ou les royaumes africains ont connu des corps de
police ou d'armée serviles, des esclaves fonctionnaires. Une
des plus vieilles utilisations de l'esclave, dans toutes les
sociétés, est, depuis l'Iliade, d'être au service du plaisir
de leur maître et une autre, moins connue mais tout aussi
répandue, en Afrique ou chez les Indiens de la Côte
nord-ouest de l'Amérique du Nord, est de suivre leur maître
dans la tombe au moment de sa mort. Il est certain que ni
l'occupation, ni la fonction, ni le mode de vie ne
permettent de définir l'esclave. Seule la notion de statut
juridique permet de dire ce qu'ont en commun les esclaves
d'une même société par delà la variabilité de leur condition
matérielle. Aucune approche sociologique du phénomène de
l'esclavage ne peut faire l'économie d'une étude de ce
statut. Mais ce statut est lui-même extrêmement variable
d'une société à l'autre. Le point de vue juridique une fois
reconnu doit être dépassé vers une caractérisation
sociologique plus générale.
L'esclave antique est
exclu de la Cité (au sens des antiquisants) ; l'esclave des
sociétés africaines est exclu de la parenté, il est sans nom
et hors lignage ; l'esclave privé des royaumes anciens n'est
l'esclave que de son maître, ne doit rien au roi, ni impôts
ni service armé, n'est pas son sujet et se trouve donc exclu
du rapport au roi ; etc. D'une façon ou d'une autre
l'esclave est un dépendant exclu d'une des dimensions
sociales fondamentales de la société, exclu de la Cité dans
le régime de la Cité antique, exclu de la parenté dans les
sociétés lignagères où la parenté joue un rôle fondamental,
exclu du rapport au roi dans les royautés, etc. Ce critère
de l'exclusion - joint au fait que le maître peut en tirer
profit en le vendant ou en le faisant travailler - suffit à
distinguer l'esclave de tel autre type de dépendant, du serf
ou du gagé pour dette par exemple.
"L'intégration" et le
destin de l'esclave
On lit souvent que
l'esclave dans les sociétés primitives, en particulier les
sociétés lignagères en Afrique ou ailleurs, est complètement
différent de l'esclave antique parce qu'il est intégré à la
famille. On lit aussi souvent que l'esclave dans ces
sociétés a le statut d'un adopté et d'un parent. Ces deux
idées, qui sont à l'origine d'une confusion considérable,
proviennent elles-mêmes de deux erreurs fondamentales.
Premièrement, on ne
distingue pas entre groupe de parents (tel que
lignage, clan, gens, etc.) et groupe domestique
(ou unité familiale) qui comprend certes des parents mais
pas seulement. Faute de faire cette distinction la notion
"d'intégration" de l'esclave n'a aucun sens.
Deux choses doivent être
rappelées à propos de l'Antiquité :
1)- l'esclave antique est
intégré à la famille, par définition de la familia,
dont le premier sens est "ensemble des esclaves" mais qui,
au sens général, désigne l'ensemble des hommes, choses et
bêtes qui se trouvent sous l'autorité du paterfamilias
et résident dans le même domus ;
- mais il n'est, bien
sûr, pas intégré au groupe de parenté, c'est-à-dire à
l'ensemble des agnats, ni à la gens ;
2) l'esclave est donc à
la fois inclus et exclu ; mais, tous les autres hommes
(libres et citoyens) étant également inclus dans un cadre ou
un autre (cité, famille, gens, etc.), ce qui
différencie l'esclave c'est son exclusion, étant exclu de
tout sauf de la famille.
Il en va de même de
l'esclave dans les sociétés primitives, dont la
caractéristique principale est d'être "sans parenté", sans
identité ni protection sociale (cette protection étant
assurée dans des sociétés sans État par la menace de
vendetta, laquelle ne peut être menée que par des parents).
Cela ne l'empêche pas de participer aux tâches familiales,
d'être appelé "enfant", ou même "fils", mais dans un sens
métaphorique puisqu'il est littéralement le fils de personne
tout en reconnaissant l'autorité d'un maître que, par voie
de réciprocité, il appelle "père".
La seconde idée, tout
aussi erronée que la première, s'enracine dans le fait bien
connu et très général dans les sociétés lignagères : tôt ou
tard, l'esclave sera adopté par son maître, devenant un fils
et jouissant à ce titre de toutes les prérogatives d'un
fils. Mais de ce fait exact on tire des conclusions fausses
en rapprochant esclavage et adoption, en faisant de l'une
une condition voisine de l'autre. L'esclave une fois
adopté n'en est plus un, mais il reste tel tant et
autant qu'il ne l'est pas. Pendant ce temps, que
d'aucuns sous-estiment, il reste soumis au maître et,
généralement dans les sociétés primitives, passible de mort.
Seuls les bons esclaves, fidèles, seront adoptés. Le temps
d'intégration peut être fort long et ne concerner que la
seconde ou troisième génération. Certaines sociétés
primitives, d'ailleurs, n'adoptent jamais leurs esclaves :
c'est le cas de celles de la Côte nord-ouest américaine. De
toutes façons, que les esclaves puissent un jour être
adoptés ne signifie pas l'absence d'esclave. Le prétendre
est une absurdité.
Rôle et fonctions de
l'esclavage dans les sociétés primitives
(1) : le pouvoir
On peut admettre qu'il
n'y a pas de mode de production esclavagiste dans ces
sociétés. Mais se contenter de parler d'esclavage
"domestique" ou d'esclavage "patriarcal", se contenter de
ces formules lénifiantes, c'est passer à côté de sa réalité
et de sa fonction.
D'abord, la condition de
l'esclave dans ces sociétés est très dure. Le maître a
généralement un pouvoir arbitraire de vie et de mort.
Ensuite l'esclavage dans
ces sociétés a une fonction principale qui s'intègre et se
comprend dans l'ensemble des stratégies propres à ces
sociétés. L'ethnologie a montré que l'esclave des sociétés
lignagères servait avant tout à renforcer la puissance du
chef de lignage, en accroissant d'abord le nombre global de
dépendants (parents, esclaves, clients, etc.), en
accroissant ensuite le nombre d'apparentés, lorsque les
enfants d'une esclave concubine sont reconnus, lorsque
l'esclave fidèle est adopté dans le lignage. Il ne s'agit
pas de nier que l'esclave effectue un réel travail dans les
sociétés primitives, mais de restituer l'importance de ce
travail à sa juste place : les chefs de lignages ou de
maisonnées, les puissants de toute nature des sociétés
primitives, visent avant tout, autant que la richesse sinon
plus, la puissance, la puissance directe sur les hommes.
L'esclave est le meilleur dépendant qui puisse servir un
homme mu par la volonté de puissance car, n'ayant
généralement aucun droit, il est entièrement dans la main de
son maître, démuni de toute protection parce qu'il est sans
parents, il est bien plus soumis, servile, fiable qu'un fils
auquel la coutume reconnaît toujours un certain nombre de
droits. L'esclave peut être utilisé comme homme de main,
dans les raids, à la guerre.
Les Indiens de la Côte
nord-ouest, quant à eux, n'adoptent jamais leurs esclaves.
Pourquoi ? Parce que ces sociétés ne sont pas lignagères :
un homme (libre) peut aller vivre dans la maisonnée de son
oncle maternel ou de son père, ou encore s'associer à toute
autre famille. Libérer un esclave, en faire un parent, ce
serait donc risquer de perdre un dépendant.
Rôle et fonctions de
l'esclavage dans les sociétés primitives (2) : la richesse
Dans les sociétés
primitives, où la division du travail est peu développée et
la production peu différenciée, la richesse ne sert pas
principalement à acquérir des biens matériels dans le
commerce. Elle sert avant tout à remplir ses obligations :
rembourser des dettes de sang, payer des amendes pour des
offenses, volontaires ou involontaires, religieuses ou
civiles qui atteignent l'honneur ou les biens du prochain,
mais surtout satisfaire à ses obligations affinales, payer
les prestations matrimoniales indispensables au mariage, au
premier chef le prix de la fiancée. En versant ce prix, le
mari acquiert aussi des droits sur son épouse (sur sa
progéniture, sur son travail, etc.). Le rapprochement entre
ces droits (partiels) acquis sur des personnes moyennant
finances (épouses, enfants, etc.) et l'esclavage n'a été
nulle part mieux mis en lumière que par Kopytoff et Miers.
Dans le droit traditionnel africain ou dans celui de
nombreuses sociétés d'Asie du Sud-Est, la vente de droits
sur des personnes est phénomène courant : l'esclavage n'est
que la forme extrême de ces pratiques coutumières.
On observe d'ailleurs une
corrélation significative entre sociétés qui pratiquent
l'esclavage et sociétés dans lesquelles on doit verser un
prix de la fiancée pour se marier. La conséquence
sociologique de ce phénomène est qu'il existe dans ces
sociétés une convertibilité réciproque entre richesse et
dépendance. La richesse permet d'acquérir des dépendants et
les dépendants d'acquérir de la richesse. L'esclavage
n'existe que dans les sociétés où existe également une
certaine richesse sociale. L'esclavage suppose la richesse,
mais en limite le développement aussi, en permettant
toujours sa conversion en dépendants dont l'obtention reste
un objectif majeur de ces sociétés.
La convertibilité entre
richesse et dépendance n'est toutefois totale que lorsqu'il
existe un esclavage pour dettes. Le miséreux, pauvre et
endetté, risque d'être réduit en esclavage. Cette forme
d'esclavage interne est commune dans la plupart des sociétés
d'Afrique de l'Ouest et du Centre, ainsi que dans les tribus
d'Asie du Sud-Est.
L'esclavage dans les
despotismes orientaux
Le premier paradoxe, au
regard au moins de la thèse soviétique de "l'esclavage
généralisé", est le faible nombre des esclaves, leur faible
rôle, l'absence avérée de tout mode de production
esclavagiste. Une égyptologue comme B. Menu peut soutenir
avec succès qu'il n'y avait pas d'esclaves en Égypte
ancienne. En Chine, les mesures adoptées par Wang Mang
(interdiction de la vente des esclaves en 9 ap. J.-C.)
auraient conduit à l'abolition pure et simple de
l'esclavage, si elles n'avaient pas été révoquées devant
l'opposition qu'elles soulevaient. Elles témoignent à tout
le moins de la volonté d'un pouvoir traditionnellement
qualifié de despotique d'abolir l'esclavage. Quelques neuf
siècles après, le Japon, après avoir adopté la plupart des
institutions chinoises, abolit officiellement l'esclavage.
Il sera restauré lors de l'affaiblissement du pouvoir
central, pendant la période dite "féodale". Mais la volonté
impériale n'en était pas moins évidente, et il faut bien
admettre que la première abolition vient d'un régime qui est
loin d'être libéral, ni démocratique. Les empereurs japonais
sont les fils des dieux. Ni Rome ni Athènes, faut-il
rappeler, ni aucun de leurs penseurs, n'ont jamais songé à
abolir l'esclavage.
Le second paradoxe est
que l'esclave est très généralement protégé contre
l'arbitraire du maître, qui se trouve dépouillé de son droit
de vie et de mort. La condition d'esclave est plus favorable
en régime despotique que dans les sociétés primitives ou
dans les démocraties antiques.
En réalité, il n'y a là
nul paradoxe. Un souverain tout puissant n'a guère besoin
d'esclaves. Le pouvoir ordinaire qu'il détient sur ses
sujets lui suffit à extorquer des impôts colossaux ou à
exiger un service militaire de durée considérable. Mais il y
a plus. Non seulement l'esclavage lui est inutile, il lui
est néfaste. Nous voulons parler, bien sûr, des esclaves
privés, que détiennent tous les puissants d'un empire,
hauts fonctionnaires, princes, riches commerçants, favoris à
la cour, etc. L'esclave n'a qu'un seul maître, ne dépend que
de lui et ne sert que lui. Il n'est pas sujet du roi, ne lui
doit ni impôt ni service militaire. Aussi l'esclave privé
d'un puissant ne peut-il servir que celui-ci contre le roi.
Nul mieux que Wilbur a montré cela. C'est pourquoi le roi a
intérêt à abolir l'esclavage ou à le limiter, à s'ériger en
protecteur de l'esclave contre son maître pour distendre le
lien qui l'attache à lui. C'est encore la fonction politique
de l'esclavage qui explique son faible rôle dans les
despotismes.
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