Ce livre est le pendant Des mythes
et des croyances, dont le propos était général. Le
propos de De la nécessité d’être initié est au
contraire particulier et concret. Il concerne les rites
d’initiation des Aranda (Australie Centrale), classiques
parmi les classiques, puisque ce sont les mieux documentés à
travers les observations pionnières de Spencer et Gillen et
des deux Strehlow, père et fils. En dépit des oppositions
théoriques qui opposent les uns et les autres, parfois très
violentes, on constatera que leurs observations sont
étonnement convergentes. Il en résulte que cette culture est
une des mieux connues de toute l’Australie, documentée sur
des centaines de pages par quatre très grands ethnographes.
Documentation double : d’une part dans l’observation
minutieuse des rites, d’autre part dans la transcription de
mythes très nombreux. Notre travail d’analyse d’aujourd’hui
consiste à mettre en rapport ce qui a priori n’en a pas. Par
exemple, plusieurs mythes (en provenance de tribus
différentes) disent qu’au début, on circoncisait avec des
« bâtons à feu » (les Aborigènes produisent le feu par
« sciage », en faisant aller rapidement une lame de bois sur
les rebords d’un bol allongé, et on peut comprendre que le
mythe se réfère à cette technique, mais pourquoi cette
allusion au feu ?). La réponse à ces questions se trouvent
dans la mise en correspondance par l’analyste de plusieurs
mythes ayant apparemment aussi peu en commun : au début,
c’était les femmes qui circoncisaient (variante d’un thème
mythique extrêmement courant comme quoi ces cérémonies
sacrées – et secrètes – étaient faites par les femmes à
l’origine des temps) ; le feu vient du vagin des femmes
(thème mythique plus rare, mais bien représenté en
Australie). Que veut donc dire tout ceci ? Qu’au début
tout était à l’envers, et que progressivement tout va se
mettre à l’endroit. Et cela va se faire au travers de
nombreuses péripéties, et toujours de deux façons : par des
mythes apparemment sans rapports entre eux, et par des
morceaux de rites, tout aussi énigmatiques, que les acteurs
répètent depuis des siècles sans forcément en comprendre le
sens.
Un des thèmes principaux du livre,
peut-être le principal, est la question des femmes et des
objets sacrés. Dans la vie sociale et rituelle
d’aujourd’hui, elles en sont sévèrement exclues – la
sanction ordinaire du contact ou de la vue de ces objets par
les femmes étant la mort. C’est pourquoi l’état mythique
primordial pendant lequel ce sont les femmes qui les
manipulent représente une inversion, inversion complète que
le mythe et le rite vont progressivement remettre à
l’endroit, c’est-à-dire déboucher sur des injonctions comme
quoi seuls les hommes doivent manipulent désormais ces
objets. Cette progression est marquée de façon parfois
discrète, en divers endroits, tant du rite que du mythe :
c’est par exemple le terrain cérémoniel qui, au tout début
d’un rite s’échelonnant sur plusieurs jours, est uniquement
occupé par des femmes sans aucune présence masculine (et
leur exclusion progressive) ; ou c’est, ce dont nous avons
déjà parlé, l’allusion discrète au sang menstruel à travers
le thème récurrent du « bâton à feu ». Mais que sont ces
objets sacrés – je ne parle ci-après que des objets sacrés
par excellence,
rhombes, galets ou morceaux de bois allongés appelés
tjurunga (churinga) par les Aranda ? Les rhombes
sont des planchettes oblongues que l’on attache au bout
d’une corde, et que l’on fait vrombir en les faisant
tournoyer vivement à bout de bras. En tant qu’objet sacré,
on en connaît dans plusieurs régions du monde. Il est
omniprésent en Australie, mais sa sacralité est très
largement inférieure à celle du tjurunga en Australie
centrale. Quelques mythes australiens disent explicitement
que la voix du rhombe n’est autre que le sang menstruel. Les
cycles mythiques des Djaangawull et des Wauwalak disent que
les objets sacrés du nord-est de la Terre d’Arnhem (en forme
de paniers) ne sont autres que les vagins des sœurs
primordiales (les Djaangawull et les Wauwalak). D’autres
démonstrations sont faisables ailleurs dans le monde ; mais
la démonstration n’est pas si évidente pour les bois ou les
pierres tjurunga. Une partie importante du livre
consiste à faire cette démonstration, démonstration dont je
ne cacherai pas l’extrême difficulté. En réalité, il faut
parler d’une véritable théologie aranda, dont les subtilités
ne sont pas moindres que celles de la théologie catholique.
La différence est qu’elles ne se donnent pas sous formes
conceptuelles (transsubstantiation, corps du Christ en
substance et non symboliquement, etc.) mais comme des
différences matérielles dans les tjurunga originels
(de pierre ou de bois, mâles ou femelles, se reproduisant
par accouplement ou seuls, etc.). Cette partie est à lire en
conjonction avec l’article « Rhombes et tjurunga… »
de 1992, article d’une très grande difficulté, comme tout ce
qui touche aux tjurunga, et la compréhension de ce
qu’est un tjurunga, le droit même d’en voir un, est
l’objet même de l’initiation. C’est aussi lors de
l’initiation que l’on révèle les grands mythes sacrés sur
les tjurunga. Analyser l’initiation aranda, c’est
donc à peu près la même chose que d’analyser le concept de
tjurunga.
De la nécessité d’être initié…
s’achève par une esquisse de ce que serait un traité
synthétique sur les religions australiennes avec l’idée que
les deux grands rituels des religions australiennes sont :
1° l’initiation, 2° les rites d’itichiuma (de
reproduction), décrits pour la première fois par Spencer et
Gillen pour les Aranda. Sans oublier la représentation de la
reproduction qui, chez les Aranda au moins, passe par les
tjurunga, dont émanent des « esprits-enfants » qui
entreront dans les vagins des femmes…
Maints autres objets, peintures, chants, etc.,
peuvent être dits tjurunga, terme qui a alors
le sens général de sacré et secret, mais sans que
s’y attache pas le caractère extrême de sacralité
qui fait la spécificité des galets tjurunga.
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